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Au début de la semaine dernière, sur ce qui allait advenir du dernier Conseil Européen de la présidence allemande, Bruxelles bruissait d’une question angoissée. Comment Angela Merkel allait-elle bien pouvoir éviter de couronner le dernier show européen de sa longue carrière de chancelière par un double fiasco : un Brexit sans accord et un budget, ô combien historique et désiré, bloqué par le veto polono-hongrois ?
Miracle de la prestidigitation : au dernier moment, les deux sujets ont tout bonnement disparu ! Ou à peu près.
L’insurmontable désaccord sur la manière d’organiser, à partir du 1er janvier prochain, les relations entre le Royaume Uni et l’Union Européenne devait trouver son heure de vérité par la réunion au sommet des deux parties. Le dîner qui a réuni à l’avance mercredi soir Ursula von der Leyen et Boris Johnson n’ayant pas permis de découvrir la pierre philosophale, les deux commensaux ont sagement décidé d’épargner aux Grands Chefs un sujet sans issue : on continuera les négociations en espérant les conclure dimanche. Notons néanmoins un point de détail qui a son importance. BoJo avait envisagé d’ajouter Paris et Berlin à sa visite bruxelloise. Flairant la vieille tactique de diviser pour régner, Emmanuel Macron et Angela Merkel ont fait savoir que le seul et unique guichet compétent en la matière était celui de la Commission : manière d’afficher un front commun franco-allemand et, plus largement, un front commun des Vingt Sept, qu’il était illusoire de prétendre rompre. On aura sûrement l’occasion de revenir bientôt sur les différents aspects du sujet.
Quant à la crise de nerf polono-hongroise, elle n’a pas résisté à l’administration d’un placebo. En l’espèce, une « déclaration interprétative non contraignante » sur la manière dont sera utilisée la clause qui effarouchait tant Varsovie et Budapest, celle qui lie la distribution des fonds du budget et du Plan de Relance au respect de l’État de droit. Bruxelles est passé maître dans l’art de concocter ce genre de documents qui ne changent rien sur le fond mais qui ont l’immense avantage de sauver la face des récalcitrants. Victor Orban et Mateusz Morawiecki pourront rentrer chez eux en se targuant d’avoir obtenu que leur pays ne seraient pas montrés du doigt par la technocratie bruxelloise, sans que le texte incriminé soit le moins du monde amendé. Il faut dire que les deux compères avaient follement poussé les enchères : s’en prendre à une clause qui conditionnait la libération de près de deux mille milliard d’euros dont eux-mêmes devaient figurer parmi les principaux bénéficiaires, n’était tout simplement pas sérieux. La vraie raison résidait dans des querelles intestines propres aux coalitions au pouvoir dans les deux pays : la déclaration interprétative devra les satisfaire. En tout cas, dès l’ouverture du Conseil Européen, leurs réserves ont été levées et le paquet budgétaire, adopté sans débat. La voie est donc maintenant ouverte pour mettre en œuvre non seulement le budget pluriannuel mais aussi le Plan de Relance « historique » de 750 Mds€ décidé dans son principe par le Conseil Européen le 21 juillet dernier pour pallier les effets de la crise sanitaire.
Ces deux obstacles écartés, les Vingt Sept ont pu se concentrer sur le reste.
D’abord la Covid 19. Le Conseil a procédé à un échange de vues général sur l’évolution de la situation sanitaire et les perspectives de la disponibilité des vaccins grâce à la conclusion de contrats d’achat anticipé par la Commission. Les Vingt Sept sont convenus de poursuivre et d’intensifier la coordination entre Etats membres pour échanger leurs expériences et préparer ensemble la levée progressive des restrictions et le retour à la normale, le moment venu.
Ensuite le climat ou plus précisément la réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES). En 2014, l’Union s’était fixé l’objectif, pour 2030, de les réduire de 40 % par rapport à leur niveau de 1990. Le Conseil Européen a décidé de monter la barre à « au moins 55 % ». Cet effort supplémentaire avait été proposé par la Commission en septembre dernier, de façon à atteindre plus sûrement la neutralité carbone complète, visée pour 2050. Il s’inscrit dans un contexte porteur, marqué par une salve d’importantes annonces : celle de la Chine d’atteindre la neutralité carbone en 2060, celle du Royaume Uni de réduire ses émissions à -68 % pour 2030, celle du retour des Etats-Unis dans les accords de Paris pour le début de 2021. Le Parlement Européen était même prêt à fixer un objectif plus ambitieux encore, à -60 % pour l’UE. Si la Commission a néanmoins choisi d’arrêter le curseur à un niveau inférieur, c’est qu’elle sait bien que pour atteindre cet objectif, il va falloir prendre tout une série de mesures (renforcement du marché carbone et taxe carbone aux frontières extérieures notamment) et que, pour leur mise en œuvre, certains Etats membres vont devoir faire plus de sacrifices que d’autres. Précisément, au Conseil Européen, la Pologne, cette fois-ci soutenue par la République Tchèque, n’a pas hésité une fois de plus à vendre très chèrement son assentiment. Elle a marchandé toute la nuit du 10 au 11 pour obtenir que ses partenaires reconnaissent qu’elle avait des besoins financiers particuliers, lui garantisse qu’ils seraient dûment pris en compte et précisent la manière dont cette aide spécifique serait apportée. Pour dire le moins, lorsque l’accord s’est finalement conclu, à 8h30 du matin vendredi, l’intransigeance polonaise récurrente n’avait pas été sans susciter quelque impatience parmi les Vingt Six.
Enfin, troisième grand sujet, les questions internationales et de sécurité. Le Conseil Européen a marqué sa préoccupation devant le développement de l’extrémisme violent et a encouragé la Commission à finaliser son nouveau programme de lutte contre le terrorisme. Il a appelé au renforcement des dispositions déjà prises en matière de coopération des services de police. Il a eu ensuite un échange de vues sur les relations de l’Union avec les Etats-Unis après les élections présidentielles dans ce pays. Il en ressort, sans surprise, que l’UE est complètement disponible pour relancer la coopération sur tous les grands sujets du moment : situation sanitaire, climat, économie, technologie, commerce, sécurité. Il a enfin traité de la Turquie pour durcir le ton : certes redire que l’Union était toute prête à développer avec ce pays des relations de coopération sur des bases saines mais surtout regretter et condamner les actions unilatérales et les provocations auxquelles il s’était livré à l’encontre des Etats membres. Joignant le geste à la parole, il a commencé à prendre des sanctions : à ce stade encore limitées à des cas individuels mais qui pourront être aggravées si la Turquie poursuit ses actions.
Au total, grâce à l’escamotage du Brexit et malgré les simagrées ou surenchères de tel ou tel, le Conseil Européen s’est finalement convenablement terminé. C’est ainsi que, dans la douleur, l’Europe progresse : non pas certes comme un long fleuve tranquille mais en parvenant malgré tout à rassembler vingt-sept convictions souveraines différentes pour en faire une décision unanime…
Philippe COSTE