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LE CONSEIL EUROPÉEN POUR UNE UNION PLUS « STRATÉGIQUE » : L’exemple des Projets Importants d’Intérêt Européen Commun (PIIEC)

16 décembre 2022

LES PROJETS EUROPÉENS D'INTÉRÊTS COMMUNS (PIIEC)

LE CONSEIL EUROPÉEN POUR UNE UNION PLUS « STRATÉGIQUE » : L’exemple des Projets Importants d’Intérêt Européen Commun (PIIEC)

L’Union européenne s’est construite à partir de l’idée d’un marché commun, devenu marché unique, entre les États membres. Il est fondé sur un strict respect de la concurrence tant au sein du marché intérieur que vis-à-vis du monde extérieur (tarif extérieur commun, abaissement des tarifs douaniers et levée des barrières non tarifaires à l’échelle mondiale). Les traités ont doté la Commission européenne de pouvoirs d’investigation particuliers pour assurer la police de la concurrence et des aides d’Etat. Elle est traditionnellement soutenue dans cette tâche par la Cour de Justice de l’Union qui a développé de longue date une jurisprudence sourcilleuse en la matière.

Depuis quelques années néanmoins, le bien-fondé de cette très rigoureuse conception européenne de la concurrence est remise en question. On a fait valoir notamment qu’elle était trop exclusivement appréciée dans le cadre du seul marché intérieur sans considération suffisante des pressions croissantes venues du dehors. En effet, les formes nouvelles de la mondialisation, et, plus récemment, le choc de la Covid-19 puis celui de la guerre en Ukraine et enfin celui qu’annonce la nouvelle politique industrielle américaine résultant de l’Inflation Reduction Act, toutes ces évolutions convergentes ont mis en relief la « naïveté » de la doxa classique.

Un bref regard sur les pratiques des Etats-Unis et de la Chine permet de mesurer le contraste qui existe entre l’Europe et ses deux principaux partenaires commerciaux dans ce domaine.

La politique de concurrence aux Etats-Unis ne s’applique pas aux « aides d’État ». Les Etats fédérés ont toute liberté de subventionner certains secteurs économiques sans considération des règles de concurrence (state action doctrine) alors que celle des États membres européens est étroitement encadrée. En outre, la législation américaine de la concurrence sanctionne les pratiques anticoncurrentielles entre entreprises privées et non les activités d’entités rattachées à l’État.

En Chine, la concurrence est certes réglementée mais, contrairement à l’UE, elle est subordonnée aux objectifs de politique industrielle pour ce qui est des secteurs susceptibles d’exporter. Ainsi, l’« intérêt national » peut-il primer sur les règles de concurrence. En outre, la Chine n’hésite pas à accorder des subventions cachées à ses entreprises, leur permettant de pratiquer des prix plus bas à l’export et de gagner des parts de marché au détriment du consommateur chinois et des entreprises européennes. Au sein de l’Union au contraire, ces pratiques susceptibles d’entraîner des abus de position dominante sont prohibées ou extrêmement encadrés.

A cela s’ajoute l’absence de condition de réciprocité des marchés publics aussi bien vis à vis des Etats-Unis que de la Chine. Les entreprises chinoises et américaines ont accès aux appels d’offres de l’Union alors que leurs homologues européennes sont exclues des offres chinoises et américaines. Ainsi, l’hétérogénéité des politiques industrielles, commerciales et de concurrence entre les trois grandes régions du monde ainsi que le manque de souplesse de l’UE face à la nécessaire préservation de ses intérêts industriels, montrent à quel point le vieux continent manque de stratégie industrielle offensive.

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La manière européenne d’encourager ses champions

L’Union européenne a certes décidé en 2014 de faire un premier pas en acceptant l’idée de mettre en place une catégorie nouvelle, celle des « Projets Importants d’Intérêt Européen Commun » (PIIEC). Le régime des PIIEC se caractérise par l’existence d’un mécanisme dérogatoire permettant d’accorder des aides publiques aux entreprises par le moyen de projets européens transnationaux susceptibles de favoriser l’innovation dans des secteurs industriels stratégiques déterminés. La réglementation en matière de PIIEC, élaborée sur fondement de l’article 107 du TFUE, a été interprétée par la Commission européenne dans une communication de 2014 et révisée par une seconde communication, en vigueur depuis le 1er janvier 2022. La mise en œuvre des PIIEC, en tant que bénéficiaires d’aides d’État, implique une forme de différenciation budgétaire pouvant porter atteinte aux conditions de concurrence équitables entre acteurs économiques au sein de l’UE. Dès lors, ces « aides destinées à promouvoir la réalisation d’un projet important d’intérêt européen commun » ne sont reconnues compatibles avec les règles du marché intérieur que si le projet revêt un « intérêt européen commun », dérogeant ainsi au principe général de prohibition des aides d’État (article 107, par.1 TFUE).

Un appel à candidature est initié par les États membres qui sélectionnent les entreprises désireuses de participer à un projet de PIIEC. Cette sélection est ensuite notifiée à la Commission qui, si elle en reconnaît l’opportunité, peut autoriser la mise en place des PIIEC.

Pour décider de l’éligibilité des PIIEC, la Commission se fonde sur trois critères principaux.

Le premier critère consiste à vérifier la réalité d’un « intérêt européen commun ». Celui-ci est apprécié strictement et doit satisfaire à plusieurs conditions cumulatives, notamment la contribution concrète à un objectif de l’Union, l’association d’au moins quatre États membres au projet et l’existence d’externalités positives (difficile à prouver) allant au-delà des entreprises concernées par le projet et bénéficiant à l’UE dans son ensemble. En outre, le PIIEC doit correspondre à un projet précis « dont les modalités d’exécution, sont clairement définies », et avoir une importance aussi bien quantitative (taille du projet) que qualitative (risques technologiques ou financiers).

Une fois l’éligibilité reconnue, la Commission apprécie la compatibilité du projet avec le marché intérieur, en effectuant un « bilan » entre les avantages escomptés et les effets négatifs potentiels de l’aide publique. Les aides d’État liées aux PIIEC étant par essence incompatibles avec les règles du marché intérieur, elles doivent être « nécessaires », c’est-à-dire ne pas subventionner les coûts d’un projet que l’entreprise aurait de toute façon supportés ni compenser le risque commercial normal inhérent à une activité économique, et « proportionnées », c’est-à-dire que l’aide sera incompatible si une aide moins importante peut aboutir au même résultat, en limitant les distorsions de concurrence. Ces critères de comptabilité sont strictement entendus et appliqués.

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Les premiers succès dans des secteurs hautement stratégiques

Alors que la formule a connu un démarrage poussif après sa mise au point en 2014, un premier projet visant le secteur micro-électronique (plan français Nano 2022) et un financement public de 1.75 milliard a été approuvé par la Commission.

Ensuite, deux PIIEC ont été lancés dans le secteur des batteries, dont le premier est « Batteries I » (approuvé en 2019), prévoyant un financement public de 3.2 milliards d’euros et le second projet, « Batteries II » approuvé en 2021 débloquant un financement public de 2.9 milliards d’euros.

Dans la ligne de la stratégie industrielle remaniée de l’UE et du Pacte Vert pour l’Europe, l’année 2022 a été active en matière de PIIEC. En mars 2022, un PIEEC santé a été signé lors de la conférence ministérielle pour une Europe de la santé (budget de 1.5 milliard d’euros pour la France). En soutien à l’industrialisation des technologies électroniques, un PIIEC a été signé pour 10 milliards d’euros d’investissements, tandis qu’un PIIEC Cloud est en cours de validation (180 entreprises et 12 États membres). Le secteur de l’énergie n’est pas laissé pour compte, avec un PIIEC hydrogène, validé par la Commission en juillet 2022 (financements nationaux de 5.4 milliards d’euros).

L’effort réalisé pour mettre en place des PIIEC sur les cinq dernières années traduit le sentiment d’urgence d’une action européenne un tant soit peu stratégique. Ce sentiment d’urgence n’en fait que davantage ressortir à quel point la procédure est lourde, compliquée, précautionneuse, reflétant la réticence de certains Etats membres à s’engager résolument dans une politique industrielle européenne qui ne peut qu’avantager ceux de leurs partenaires qui disposent d’un appareil industriel puissant et diversifié.

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Proposer des ajustements pour une politique industrielle un peu plus offensive

Les dispositions imprécises qui régissent la gouvernance des PIIEC, notamment en matière de transparence et d’inclusivité, font ressortir les différences de capacités financières, techniques et administratives des États membres et des entreprises. Un régime administratif « allégé » pour la participation des PME parait indispensable.

Si l’on veut accélérer la mise en œuvre des projets et permettre de saisir les opportunités qui peuvent apparaître entre seulement deux ou trois États membres, il faut abaisser le seuil actuel (Com. 2021) de quatre États membres minimum à associer au PIIEC pour le rendre éligible.

On pourrait aussi faciliter l’analyse des conditions d’éligibilité en présumant remplie la condition d’intérêt général européen dès lors que le projet porte sur un domaine relatif à l’autonomie stratégique de l’Union, de façon à simplifier l’analyse conduite par la Commission et réduire les délais d’approbation.

Compléter les financements nationaux avec un financement européen pourrait contribuer à réduire les écarts entre États membres. On pourrait également réfléchir à une meilleure adaptation des programmes européens et envisager une réforme du cadre budgétaire européen.

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L’Inflation Reduction Act américain est une nouvelle raison pour l’Europe de ne plus interdire les aides publiques aux entreprises. Ainsi, alors que l’UE s’impose des barrières réglementaires et procédurales, d’autres pays n’hésitent pas à subventionner massivement leurs entreprises nationales de manière à dégrader la compétitivité des entreprises européennes, voire à les évincer du marché mondial et même du marché intérieur.

Si l’on veut une politique industrielle active et compétitive, les ajustements progressifs sont insuffisants. C’est une révolution idéologique qui devrait être envisagée. Elle est difficile à faire passer rapidement, tant les mentalités et les intérêts diffèrent entre pays européens. Mais une refonte ambitieuse devrait s’imposer, à la hauteur des objectifs européens, en revoyant la subordination actuelle de la politique industrielle à la politique de concurrence.

Pour remédier à la perte de compétitivité qui résulte de l’envolée des prix de l’énergie en Europe et des effets du plan massif des Etats-Unis à leur industrie, le Conseil européen, réuni hier, vient de demander à la Commission d’élaborer un plan d’action pour fin janvier : occasion à ne pas manquer pour, entre autres mesures, rendre beaucoup plus maniable le régime juridique des PIIEC.

Marie GUILLOTIN, Chargée de mission, Fondation Prospective et Innovation

Pour aller plus loin :

NOTE DE LECTURE : « SOUVERAINETÉ INDUSTRIELLE – VERS UN NOUVEAU MODÈLE PRODUCTIF »

VIDEO : « L’EUROPE VERS UN NOUVEL ÉLAN ?« 

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