L’UNIQUE EUROPEEN
J’émigrai, poursuivit-il, et je ne regrettai rien de ce que je laissais derrière moi. Tout ce que j’avais de forces, je l’avais mis au service de la Russie tant que j’y avais vécu ; une fois parti, je continuai à la servir, en élargissant seulement mon idée. Mais en la servant ainsi, je la servais infiniment mieux que si j’avais été tout bonnement Russe, comme le Français d’alors n’était que Français, et l’Allemand qu’Allemand. En Europe, on ne le comprendra toujours pas. L’Europe a crée les nobles types du Français, de l’Anglais, de l’Allemand, mais de son homme futur elle ne sait encore à peu près rien. Et je crois bien qu’elle n’en veut encore rien savoir. C’est compréhensible : ils ne sont pas libres, tandis que nous sommes libres. Moi seul en Europe, avec mon ennui russe, étais alors libre.
Note bien, mon ami, une bizarrerie : chaque Français peut servir, avec sa France, l’humanité, à condition seulement qu’il reste surtout Français ; de même pour l’Anglais et l’Allemand. Seul, le Russe, même à notre époque, c’est-à-dire bien avant qu’ait été dressé le bilan général, a reçu la faculté d’être le plus russe précisément lorsqu’il est le plus Européen. C’est la distinction nationale la plus essentielle qui nous sépare de tous les autres, et, à cet égard, nous ne sommes comme personne… Oh ! ce n’est pas seulement le sang qui coulait alors qui m’a tant épouvanté, ce ne sont pas même les Tuileries, mais tout ce qui devait suivre. Ils étaient condamnés à se battre encore longtemps, parce qu’ils sont encore trop Allemands et Français et qu’ils n’ont pas achevé leur action dans ces rôles. Jusqu’alors, j’avais regret des destructions. Pour le Russe, l’Europe est aussi précieuse que la Russie ; chaque pierre y est douce et chère à son cœur. L’Europe n’était pas moins notre patrie que la Russie. Davantage même !… et, reconnais-le, mon ami, c’est un fait remarquable que, voici déjà près d’un siècle, la Russie ne vit décidément plus pour elle-même, mais uniquement pour l’Europe ! Quant à eux, ils sont voués à de terribles souffrances, avant d’atteindre au royaume de Dieu.
Fiodor DOSTOÏEVSKI
L’Adolescent, 1875
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