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« Journal du premier ambassadeur de France à Kiev »

Date de la note : 12 mai 2023

« Journal du premier ambassadeur de France à Kiev « , Hugues PERNET, éditions Flammarion, mars 2023

 

Après une affectation à Washington et une autre à Moscou, Hugues Pernet s’est trouvé en poste à Kiev entre 1990 et 1993. Il était donc aux premières loges pour assister, de l’intérieur, à la décomposition de l’Empire soviétique et en apprécier toute la portée grâce aux deux séjours qui l’ont encadré. Aujourd’hui, alors que la guerre fait rage entre les deux pays, le récit de ses souvenirs présente un exceptionnel intérêt pour mieux comprendre les ressorts du conflit et ses perspectives d’évolution.

Après quelques développements sur les circonstances de sa désignation à Kiev, l’auteur nous livre une description détaillée – et passionnante – des conditions dans lesquelles l’Ukraine s’est progressivement détachée de l’Union soviétique. Il s’arrête en particulier sur le traité qu’elle a signé avec la République Fédérative de Russie le 19 novembre 1990, en tant que deux provinces autonomes dans le cadre de l’URSS. Il souligne qu’aux termes du traité les deux parties « reconnaissent et respectent l’intégrité territoriale de la République de Russie et de la République d’Ukraine dans les frontières existantes dans le cadre de l’URSS » mais aussi que « chaque partie peut défendre les droits de ses citoyens résidant sur le territoire de l’autre partie, leur garantir une aide et un soutien conformément aux normes du droit international ».

Or, sur 52 millions d’habitants que comptait alors l’Ukraine, les Russes se montaient à 11 ou 12 millions, répartis en Crimée et dans les grandes villes industrielles entre Dniepr et la frontière de l’Est. Dès le début donc, la Russie se voyait reconnaître ce qui pouvait devenir un levier facilement utilisable pour faire pression sur l’Ukraine. Tant que l’Union soviétique coiffait les deux républiques, le problème ne se posait pas : l’instance d’arbitrage existait. Mais ce ne fut plus le cas lors qu’elle eut disparue. A vrai dire, Boris Eltsine n’a pas tardé à montrer les dents. Dès le 26 août 1991, il déclarait que la Fédération de Russie « se réservait le droit de soulever la question d’une révision de frontière (…) avec toutes les Républiques contiguës, sauf les trois Etats baltes ».

Précisément, Boris Eltsine s’était engagé dans une opération d’affaiblissement de l’Union pour mieux se substituer, au Kremlin, à Mikhaïl Gorbatchev. Une fois le but atteint, il s’est efforcé de recueillir en faveur de la Russie tout l’héritage de l’Union soviétique dans un avatar renouvelé, la « Communauté des Etats Indépendants » (CEI) qui rassemblerait autour de Moscou l’ensemble des ex-républiques socialistes soviétiques. L’Ukraine, profondément méfiante à l’égard de ce qui ne ressemblait que trop à la résurgence du nationalisme « grand-russe », a évolué alors vers une conception radicale de son indépendance et a fini par vider de tout contenu concret le concept de CEI. Hugues Pernet nous fait comprendre l’immensité de la déception – et du ressentiment – éprouvé en Russie devant ce blocage qui conduisait en pratique à la perte irréparable de l’Ukraine, la plus belle province, la plus peuplée, la plus riche, la plus intimement liée à l’histoire de la Russie. Après l’émancipation des satellites d’Europe centrale, celle de l’Ukraine aboutissait à couper l’accès direct de la Russie à l’Europe, à compliquer le passage de la flotte vers les mers chaudes et à rejeter vers l’Est son centre de gravité. Elle empêchait le maintien d’un noyau dur, slave orthodoxe, composé de la Russie, de la Bélarus et de l’Ukraine, seul capable de faire contrepoids aux pays d’Asie centrale et du Caucase, périphériques et principalement musulmans.

Hugues Pernet nous montre aussi la différence de perception qui s’est – dès l’origine une fois encore – manifestée sur le sujet entre les Etats-Unis et l’Europe. En fait, à l’époque, entre Washington et Paris, l’Allemagne étant trop occupée par le problème de sa propre réunification et les pays d’Europe centrale, trop empressée de se rapprocher de l’OTAN. A Washington, l’effondrement de l’Union soviétique, l’adversaire majeur des décennies précédentes, était vécu comme un don du ciel à peine croyable, un miracle qu’il fallait s’empresser d’empocher, de peur qu’il ne soit bientôt remis en question. Pour s’assurer contre tout risque de résurgence de « l’Empire du mal », la solution était à portée de main : il suffisait de soutenir l’indépendance de l’Ukraine. Discrètement mais avec constance, c’est ce qu’ont fait les Etats-Unis. A Paris au contraire, la fin de la Guerre Froide était un soulagement mais on se souciait aussi d’éviter tout bouleversement possiblement incontrôlable de l’équilibre européen. On a donc vu dans le projet de CEI une formule propre à préserver cet objectif de stabilité. De ce point de vue, la revendication d’indépendance de l’Ukraine paraissait intempestive. Elle ne fut acceptée qu’à regret. Ces deux manières de voir et de hiérarchiser les priorités, moins perceptibles en ce moment, pourraient bien refaire surface le moment venu.

Pour le jour où le règlement du conflit en Ukraine viendra sur le tapis, Hugues Pernet nous rappelle quelques éléments de base. D’abord, la spécificité de la Crimée. Outre les conditions très particulières de son rattachement à l’Ukraine, elle représente une très grande valeur stratégique pour la Russie. C’est aussi la seule province où la population russe soit majoritaire. Lors du referendum sur l’indépendance, le 1er décembre 1991, la population ukrainienne a voté « oui » à 95 % sur l’ensemble du pays mais en Crimée à 54 % seulement. Et comme le taux de participation n’était que de 67 %, il s’ensuit que moins d’un habitant sur trois a voté en faveur de l’indépendance en Crimée. Après l’annexion de la péninsule par la Russie en 2014, les sanctions décidées par les Occidentaux ont été beaucoup moins sévères que lors de l’agression de 2022. Cette différence de traitement peut se comprendre comme l’indice d’une plus grande tolérance de leur part sur ce cas particulier.

Par comparaison, le Donbass se trouve dans une situation intermédiaire. A Donetsk et Lougansk, où se trouve une forte minorité russe, le « oui » s’est monté à près de 84 %. Après qu’un mouvement séparatiste téléguidé de Moscou eut pris les armes contre Kiev en 2014, Français et Allemands ont initié un processus de paix qui a abouti aux accords de Minsk qui n’ont jamais pu être appliqués.

En tout cas, une fois le livre refermé, l’impression s’impose que la Russie n’arrête pas de glisser sur la mauvaise pente. Et cela depuis longtemps. Finalement, les dirigeants du pays n’ont jamais su gérer le terrible mais glorieux héritage laissé par Staline. Dans les années 70-80, ils ont, par inertie intellectuelle, négligé de s’adapter à un monde en mutation rapide. Au début des années 90, Gorbatchev a bien essayé de corriger le tir mais il l’a fait avec une telle maladresse qu’il a dilapidé, et Eltsine avec lui, les acquis de trois siècles de grandeur russe. Aujourd’hui, Vladimir Poutine, loin de s’efforcer de transformer le malheur de la disparition de l’URSS en opportunité pour amener le pays à se réinventer, n’a trouvé à s’engager que dans la voie régressive, celle de la recherche illusoire d’un retour au passé.
A supposé même que la Russie ne perde pas la guerre d’Ukraine, elle n’est pas près de remonter le terrain perdu. Elle a déjà, et sans doute pour longtemps, ruiné ses relations, ô combien fructueuses, avec l’Occident ; jointes à la fuite en masse de ses élites, les sanctions internationales vont, chaque jour un peu plus, affaiblir l’économie. Le pays est déjà tombé sous la coupe de la Chine et ses restes d’influence dans les Républiques d’Asie centrale et du Caucase sont en voie de disparition. Son image internationale est gravement dégradée. Il lui reste certes son arsenal nucléaire : de quoi faire peur mais pas de quoi séduire.

 

Pour aller plus loin:

Vidéo – Entretien avec Joachim BITTERLICH : Quelle « boussole stratégique » pour l’Union européenne ?

Billet – l’Ukraine, un an après

 

Philippe COSTE, Ancien Ambassadeur

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Informations sur l'ouvrage

  • Journal du premier Ambassadeur à Kiev
  • Auteur : Hugues PERNET
  • Éditeur : éditions Flammarion
  • Date de publication : 01 mars 2023
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