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Ukraine, un an après

24 février 2023

par Philippe COSTE, Ancien Ambassadeur

Il y a tout juste un an, la Russie déclenchait sa guerre d’agression contre l’Ukraine. Ce triste anniversaire nous a valu diverses formes de commémorations, notamment deux discours de Joe Biden, l’un à Kiev, l’autre à Varsovie, encadrant un troisième, celui de Vladimir Poutine à Moscou. Tout cela sans parler d’un vote aux Nations Unies et d’une proposition de paix chinoise. A vrai dire, les interventions des deux chefs d’État n’apportent pas grand chose qu’on ne sache déjà sinon la confirmation que se font face deux types de raisonnement inversés, donc directement opposés. On n’y aperçoit aucune parcelle de terrain d’entente. Pour trouver une issue, force paraît donc de s’en remettre au « sort des armes », c’est-à-dire, en définitive, à la détermination et à la ténacité respectives de chacun des deux camps.

Au décompte des atouts de l’un et de l’autre, la position des pays du « Sud », pourrait bien s’avérer cruciale. Les pays occidentaux se prévalent de défendre des principes universels : intégrité territoriale, souveraineté, droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, respect des traités… Ils en infèrent que la Russie, en les bafouant, s’isole ipso facto du reste du monde. On dit souvent que les pays du Sud ne l’entendent pas exactement de cette oreille. Si, aux Nations Unies, très peu d’entre eux soutiennent la position russe, une minorité substantielle persiste dans son refus de la condamner. Et force est de reconnaître que certains des arguments avancés cette semaine encore par Vladimir Poutine rencontrent un réel écho. Deux en particulier font mouche.

Le premier est celui qui invoque la Yougoslavie, l’Irak et la Libye. Derrière la mention de ces trois pays, c’est l’obsession américaine du « regime change » qui est en cause, cette façon qu’ont eue les Etats-Unis, du temps de George Bush le fils en particulier, d’imposer par les armes une démocratie caricaturée sans le moindre égard pour les principes des Nations Unies. Et la tentation du « regime change », à vrai dire, n’a pas été qu’américaine. Dans le cas de la Libye, ce sont les Franco-Britanniques qui y ont succombé. Sur la base d’un mandat du Conseil de Sécurité qui les autorisait à mener une simple opération humanitaire, ils ont poursuivi leur avantage jusqu’au renversement du Colonel Kadhafi. Ces précédents n’ont pas été oubliés. En Russie, en Chine et ailleurs, ils nourrissent le sentiment que les Occidentaux poursuivent un travail de sape contre les régimes établis qui leur déplaisent et que ceux-ci sont bien obligés de se défendre. Dans cette perspective, l’invasion de l’Ukraine serait une sorte de guerre préventive destinée à donner un coup d’arrêt à une longue évolution qui a acculé la Russie à pareille extrémité. Les pays du Sud n’approuvent pas, bien sûr, mais ils comprennent.

L’autre raisonnement auquel ils sont sensibles est celui du contraste entre les sommes dépensées allègrement par les Occidentaux pour poursuivre la guerre en Ukraine et celles, beaucoup plus chichement comptées, qu’ils veulent bien finir par lâcher pour faire face aux problèmes les plus urgents de la planète : au premier rang de ceux-ci, la lutte contre la pauvreté et le dérèglement climatique. Avec ce type d’argument, la défense des valeurs universelles dont se réclament les Occidentaux est confrontée à la hiérarchie des urgences qui assiègent les pays du Sud. Ainsi, Vladimir Poutine peut-il se poser en porte-parole des damnés de la terre. Un sondage publié ces derniers jours suggère que les citoyens des pays non occidentaux souhaitent une fin rapide de la guerre même si cela doit conduire l’Ukraine à consentir à des cessions territoriales.

Or, la nuit dernière, l’Assemblée Générale des Nations Unies a voté une résolution condamnant l’invasion de l’Ukraine et appelant Moscou à cesser le feu et à retirer ses troupes et ce vote, quand on le compare à celui qui a eu lieu il y a presque un an sur le même sujet, montre une très remarquable stabilité des positions. En 2023 comme en 2022, 141 États l’ont approuvée, 32 (contre 35) se sont abstenus et 7 (contre 5) l’ont rejetée. Contrairement à ce qu’on avait pu craindre, une majorité qu’on peut qualifier d’écrasante est donc restée parfaitement imperméable aux sophismes du Kremlin. Bien au-delà des Occidentaux, cette majorité englobe aussi la quasi-totalité du monde arabe, la quasi-totalité de l’Amérique Latine, tous les pays de l’ASEAN sauf le Vietnam, tous les pays du Pacifique. L’analyse des abstentions montre qu’elles se réduisent à trois types de pays : les États issus de l’éclatement de l’Union soviétique, une quinzaine de pays africains (sur les 55 que compte l’Union Africaine) et les grands pays d’Asie ; Chine, Inde, Pakistan, Bangladesh, Iran.

La Chine, précisément, parvient mal à surmonter ses contradictions dans cette affaire ukrainienne. Elle entend bien continuer de se poser en modèle de référence susceptible d’entraîner derrière elle un mouvement aussi large que possible de pays suiveurs. Dans ce contexte, il n’est pas question évidemment qu’elle renie les cinq principes de la coexistence pacifique et s’aligne froidement sur la position russe. Mais pour autant, elle partage très largement l’analyse du Kremlin sur la décadence des Occidentaux et l’irresponsabilité des Etats-Unis. Défier l’hégémonisme américain fait donc parfaitement son jeu. Aussi bien, un échec patent de la Russie dans l’affaire ukrainienne ruinerait sa vision du monde et, en prime, décrédibiliserait les menaces d’intervention militaires chinoises contre Taïwan. Il est donc impératif que le soldat Poutine ne soit pas vaincu.

Les arbitrages entre ces considérations contradictoires ont donc abouti aux propositions de paix que le chef de la diplomatie chinoise a fait publier ce vendredi matin.  Avec son appel au cessez-le-feu en Ukraine (sans recul des troupes russes) et son appel au retrait des sanctions occidentales, la Chine se démarque nettement des termes de la résolution plébiscitée aux Nations Unies quelques heures auparavant. La Chine, se faisant, prend le risque de ne pas être au diapason d’une majorité d’États du sud qui désapprouve l’agression russe même si ce n’est une réelle préoccupation pour eux. Elle sait aussi que de telles propositions ne peuvent être pour l’Ukraine et les Occidentaux un point de départ pour ouvrir une négociation. On peut se demander quel est l’intérêt pour Pékin d’avoir présenté comme un plan de paix, ce qui ne peut l’être à l’évidence. Maladresse diplomatique ou ballon d’essai ?

La position occidentale reste solide dans son argumentation que, au final, l’agresseur ne doit l’emporter. Elle l’est sans doute aussi sur le plan militaire et sur le plan économique. Reste à savoir si les amis de l’Ukraine et l’Ukraine elle-même auront assez d’endurance pour tenir une distance qui pourrait être longue… Les sondages montrent une majorité en faveur du soutien à l’Ukraine, avec une légère érosion, notamment sur les livraisons d’armes.

Philippe COSTE
Ancien Ambassadeur

 

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