Date de la note : 05 avril 2024
De « Japan as Number One » à « Géant économique, nain politique », mais où donc se positionne aujourd’hui le Japon ? Discret, le Japon influence pourtant les équilibres asiatiques et mondiaux. Le décrypter est un exercice difficile, mais le dernier ouvrage de Guibourg Delamotte nous apporte toutes les clés de lecture nécessaires à cette fin. D’origine franco-australienne, diplômée en droit de l’université Paris 2 – Panthéon-Assas, ainsi que de l’INALCO et de Sciences Po, cette dernière est chercheuse à l’Institut français de recherche sur l’Asie de l’Est (IFRAE) et enseigne en tant que professeure à l’INALCO, où elle y assume la direction du département « Japon ». Spécialisée sur l’Asie, en particulier sur la région Asie Pacifique et plus précisément le Japon, elle faisait partie en 2022 des trente personnalités en France qui représentent le Japon, selon l’Association de Presse France-Japon.
Dans ce livre, Guibourg Delamotte retrace l’évolution complexe du Japon durant les époques moderne et contemporaine et offre une analyse approfondie dans divers domaines pour mieux appréhender l’archipel et sa transformation, allant ainsi au-delà de son étiquette de « nain politique ». L’auteure analyse le rapport à la puissance du Japon, assez unique, et en explore les spécificités, notamment à travers les enjeux de mémoires et les contentieux historiques et territoriaux. Sont ainsi présentés de façon précise et exhaustive les objectifs, les acteurs et la stratégie diplomatique japonaise, ainsi que les enjeux territoriaux et sécuritaires régionaux. L’évolution de la doctrine diplomatique et stratégique du Japon face à l’influence croissante de la Chine est également abordée, ainsi que la capacité du pays à défendre et maintenir des prises de position originales tout en proposant des alternatives. La lecture de cet ouvrage permet ainsi d’enrichir notre compréhension du paradigme japonais sur les plans sociétal, économique et géopolitique.
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Retracer l’histoire de la puissance japonaise
L’auteure amorce son propos en racontant la naissance de la nation japonaise depuis le XIXe siècle, soulignant notamment sa résilience face aux puissances occidentales et l’évolution de ses instruments de puissance. Après la Seconde Guerre mondiale, le Japon a su relancer son économie et s’est imposé rapidement comme un acteur majeur de la scène mondiale. Pour cela, le Japon a cherché à renforcer sa stature en intégrant plusieurs institutions internationales entre 1952 et 1964. Durant cette période de prospérité, les Japonais ont acquis une fierté nationale grâce au modèle de développement qu’ils ont mis en place et qui inspiré le reste de l’Asie. Toutefois, ce temps de faste prit fin dans les années 1990 suite à une récession sans précédent qui poussa le Japon à adopter des nouveaux instruments (coopération internationale, soft power) pour infléchir la tendance et maintenir son influence. C’est dans ce contexte qu’a émergé une figure politique forte, Shinzō Abe, grâce auquel l’archipel nippon s’est affirmé comme une « puissance moyenne » en s’appuyant sur la défense de valeurs telles que les droits de l’Homme et la démocratie, ainsi que la promotion de sa culture à travers des industries comme le manga et la musique (J-pop).
Les premières entorses au pacifisme constitutionnalisé
L’occupation américaine du Japon consécutive à la capitulation sans conditions de ce dernier a eu un impact significatif sur la diplomatie et la politique de défense nippone. La démocratisation encouragée au cours de cette période a conduit à l’adoption d’une nouvelle Constitution, mettant l’accent sur la démilitarisation, notamment à travers l’article 9, selon lequel le pays « renonce à jamais à la guerre » et « aucun potentiel de guerre » ne sera entretenu. Toutefois, avec le temps, l’interprétation de cet article a évolué, permettant ainsi au Japon de mettre en place une force d’autodéfense et d’intégrer des alliances de défense collective. L’exemple le plus notable est l’alliance nippo-américaine actée en 1951 par un traité de coopération mutuelle et de sécurité – signé en même temps que le traité de paix de San Francisco. Dès cette époque, certaines problématiques territoriales furent relayées au second plan (différends sur les îles Takeshima, Senkaku et Kouriles du Sud) et sont aujourd’hui sources de vives tensions internationales.
Grâce à cette alliance avec les Etats-Unis, le Japon est passé du statut d’ennemi à celui de partenaire, puis d’allié avec Washington pendant la Guerre froide. Dans ce contexte et dans le cadre de la stratégie de l’endiguement, le Japon permettait à l’armée américaine d’être présente sur ses terres et d’élargir sa capacité de projection en Asie pour contrer l’influence de l’URSS. Depuis la fin de la Guerre froide, l’U.S. Army demeure très présente sur le sol japonais, surtout depuis le lancement par Barack Obama en 2011 de la stratégie du « Pivot asiatique » dans l’Indopacifique, malgré le retrait des Etats-Unis de l’Accord de partenariat transpacifique (TPP) décidé par Donald Trump en 2017. Or cette présence a un coût non négligeable pour l’Etat japonais qui en assume la pleine prise en charge, malgré les réticences de la population.
Les dynamiques régionales qui influencent la politique étrangère
Les enjeux régionaux du Japon sont de trois natures différentes. Il y a d’abord les enjeux liés à l’Asie du Sud-Est (Taïwan inclue), caractérisés par des relations diplomatiques apaisées et une participation active du Japon à la construction régionale. Il y a ensuite les enjeux liés à la région nord-est asiatique qui concernent la Corée du Sud, la Fédération de Russie et la République Populaire de Chine, pays avec lesquels le Japon entretient des litiges territoriaux persistants. Enfin, une catégorie spéciale d’enjeux sécuritaires est réservée aux rapports avec la Corée du Nord et la Chine.
S’agissant des relations avec l’Asie du Sud, le Japon a très vite engagé des négociations pour nouer des accords bilatéraux avec des pays de la région dès 1952 et a massivement investi dans l’ASEAN, ce qui lui permit de s’imposer comme un acteur régional majeur. Aujourd’hui, l’Asie représente une part considérable des échanges économiques du Japon avec le monde. Cependant, les relations avec Séoul et Pékin demeurent complexes à cause de litiges territoriaux et de tensions historiques non résolues. A cela s’ajoute la question taïwanaise, à laquelle Tokyo confère une grande importance stratégique dans le contexte de la montée en puissance de la Chine. Pyongyang représente également une menace constante pour le Japon, nécessitant une coopération étroite avec les États-Unis pour la sécurité régionale. Dans l’ensemble, la politique étrangère japonaise est façonnée par ces dynamiques qui incitent le pays à maintenir des relations stables avec ses voisins pour garantir sa sécurité.
Des moyens à la hauteur des ambitions
En matière de politique de défense, le Japon a fondé sa stratégie sur la légitime défense jusqu’en 2001, limitant le rôle de ses Forces d’Autodéfense (FAD) à la protection nationale. Le pays a depuis développé des capacités militaires plus avancées, notamment grâce à sa collaboration avec les Etats-Unis dans la mise en place d’une défense antimissiles. L’archipel nippon a par ailleurs renforcé sa capacité amphibie et maritime tout en formant des unités spéciales de cyberdéfense. Concernant l’enjeu du nucléaire, le Japon a toujours adopté une posture fondée sur la non-prolifération mais il conserve une capacité de « contre-attaque » face à la Corée du Nord, conformément à un accord avec Washington.
Sur le plan de la coopération internationale, le Japon a articulé sa politique autour de la coopération renouvelée et la promotion du concept d’Indopacifique libre et ouvert. Le pays exporte également son expertise militaire à l’étranger, en particulier en Asie du Sud-Est, et s’oppose à l’initiative chinoise des Nouvelles Routes de la Soie. A cette fin, Tokyo mobilise son aide publique au développement dans la région en se focalisant sur les infrastructures de qualité, la durabilité environnementale et le respect des normes démocratiques. En 2022, le Japon se hissait au quatrième rang des plus grands donateurs en valeur absolue, illustrant ainsi son engagement envers la stabilité et la prospérité.
Les positions du Japon dans les enceintes multilatérales
Fondant sa politique étrangère sur une approche multilatéraliste depuis 1945, le Japon s’est engagé activement au sein des institutions internationales et a fortement contribué à leur maintien et leur réforme. Bien que stratégiquement lié aux Etats-Unis, le pays s’est progressivement émancipé de ces derniers par rapport à la période de la seconde moitié du XXe siècle en diversifiant ses partenariats, notamment au sein des Nations Unies où il jouit d’un certain prestige comme membre non permanent le plus fréquemment réélu. Le Japon est en outre un contributeur important du budget de l’ONU et s’investit régulièrement dans ses activités, bien qu’il ne parvienne pas toujours à faire entendre sa voix.
Dans les forums économiques tels que le G7 et le G20, le Japon est également un membre proactif qui, participe aux discussions et promeut le dialogue. Il a notamment joué un rôle clé dans les institutions financières internationales telles que le FMI et la Banque mondiale pour renforcer sa position dans la gouvernance mondiale. Bien que sa capacité militaire soit limitée, le Japon exerce une influence via sa capacité de dissuasion et son engagement en faveur de la paix et du désarmement nucléaire.
Les défis sociaux et sociétaux pèsent sur les perspectives du Japon
Le Japon fait face à un vieillissement démographique et à une baisse de la natalité, ce qui entraîne une diminution de la croissance économique à long terme et une pression croissante sur les services sociaux pour les personnes âgées. Par ailleurs, les valeurs traditionnelles continuent d’influencer la société, en particulier en ce qui concerne les rôles de genre et la famille. Pour faire face à ces défis, le gouvernement japonais a adopté des mesures pour soutenir la conciliation entre vie professionnelle et vie familiale, notamment en instaurant des congés rémunérés pour les parents s’occupant d’enfants malades et en encourageant la participation des hommes à la vie de famille par le biais du congé paternel. Des incitations à la natalité ont également été mises en place, telles que la gratuité des services de garde d’enfants et des aides financières pour les familles modestes. Au niveau économique, la gouvernance japonaise a quant à elle été critiquée après la crise – période souvent surnommée des « deux décennies perdues ». Afin de relancer l’économie, le Premier ministre Shinzō Abe avait introduit les « abenomics », à savoir des politiques visant à stimuler la croissance et à réformer le modèle de gouvernance, mais la croissance économique n’a toujours pas retrouvé son dynamisme d’antan.
Conclusion
Ainsi, en dépit de sa discrétion apparente, le Japon demeure un acteur majeur de la scène mondiale. Nombreux sont les défis que le pays doit surmonter pour maintenir sa position de puissance moyenne. Alors que les Japonais sont parvenus à surinvestir le domaine économique tout se mettant en retrait sur la scène politique mondiale jusqu’à présent, ce « paradoxe japonais » semble toucher à sa fin. L’auteure tient à souligner que nos clés de lecture trop européanocentrées nous ont conduit à confondre les échelles et les valeurs que le Japon incarne sans jamais les expliciter. Il convient désormais de lire, également, le Japon d’un point de vue japonais pour mieux le comprendre. Dorénavant, l’archipel nippon a endossé un nouveau rôle dans le contexte actuel, celui de « leader discret ».
Pour aller plus loin:
Diane JUSTIN, Chargée de Mission
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