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« Les ingénieurs du chaos »

Date de la note : 22 décembre 2023

Giuliano da EMPOLI, Les ingénieurs du chaos, Gallimard, 2019

 

Le dimanche 19 novembre 2023, l’Argentine a confié les rênes de son destin à Javier Milei, populiste d’extrême-droite ultralibéral, élu président avec une majorité de 55%. Ce moment charnière pour l’Amérique du Sud coïncide avec la réédition en 2023 (sorti initialement en 2019) du traité de l’auteur Giuliano da Empoli, « Les ingénieurs du chaos », un an après le triomphe de son précédent ouvrage honoré par le Grand Prix du roman de l’Académie française, « Le Mage du Kremlin ». Dans son dernier essai, da Empoli publie un traité du populisme 2.0 où il explore les arcanes de la politique contemporaine et plus particulièrement du nationalisme, jetant une lumière perspicace sur des figures telles que Silvio Berlusconi, Viktor Orban, Donald Trump ou Benyamin Netanyahou, capturant ainsi l’essence des dynamiques politiques qui continuent de façonner notre époque.

L’auteur de ce traité, Giuliano da Empoli, est issu d’une famille italo-suisse. Il a occupé divers postes politiques au fil de sa carrière, dont celui de conseiller du président du Conseil Matteo Renzi. En 2016, il a fondé le think tank Volta. Aujourd’hui, il est écrivain, journaliste et enseignant.

À travers cet ouvrage saisissant et captivant, Giuliano da Empoli nous plonge habilement dans les coulisses de la politique, nous révélant la réalité qui se dissimule derrière les chiffres électoraux et les noms de certains chefs d’État. L’auteur nous guide à travers l’ascension au pouvoir de plusieurs chefs d’Etats, déployant cette exploration à travers six chapitres, chacun centré sur un cas distinct en Europe ou en Amérique. La singularité de cette œuvre réside dans sa focalisation sur un phénomène préexistant mais en constante expansion au XXIe siècle : la montée en puissance des leaders populistes-nationalistes, accompagnés par des spins-doctors, des « ingénieurs du chaos ».

Il apparait alors nécessaire de développer cette fonction de spin-doctor. Version moderne des éminences grises, ces façonneurs d’image sont, selon la définition du Ministère de la Culture, des « spécialistes en communication, chargés de présenter une personnalité et ses décisions sous un jour favorable ». Ces derniers opèrent principalement au service de personnalités politiques en période électorale, agissant en tant que conseillers spécialisés dans la communication et l’image, souvent orientés vers l’utilisation d’Internet et du Big Data à des fins de manipulation de l’opinion publique. Bien que ces « ingénieurs du chaos » demeurent largement anonymes aux yeux du grand public, ils réécrivent les règles du jeu politique et exercent une influence préoccupante sur nos sociétés, représentant ainsi une menace imminente pour nos démocraties.

L’œuvre de da Empoli se structure en plusieurs points. Dans un premier temps, en introduction, da Empoli donne le ton de son œuvre en esquissant un état des lieux, exposant les raisons profondes du phénomène populiste. Dans le chapitre 1, il se plonge rapidement dans une analyse du gouvernement Giuseppe Conte de 2018 en Italie, le qualifiant de « carnaval » contemporain. Si le premier chapitre est dédié à l’Italie en tant que terreau fertile du populisme, le deuxième chapitre reste ancré dans ce pays, explorant le rôle central du showman Beppe Grillo qui guide le mouvement 5 étoiles vers le pouvoir. Le troisième chapitre nous transporte dans un Royaume-Uni imaginaire à travers l’épisode de Black Mirror, série de science-fiction dystopique, mettant en scène Waldo, un ours en peluche sur le point de remporter des élections, illustrant surtout le rôle prépondérant des réseaux sociaux dans les mouvements populistes (démontrés par Bolsonaro, Salvini, le parti d’extrême-droite AFD en Allemagne et les Gilets Jaunes en France). Le quatrième chapitre est dédié à l’accession au pouvoir du candidat Donald Trump aux États-Unis, tandis que le cinquième se penche sur le nationaliste hongrois, Viktor Orban. Enfin, le sixième et dernier chapitre se concentre sur le rôle crucial des données et du Big Data au service de la montée du populisme.

Au cœur de ce traité sur le populisme 2.0, l’idée principale est la notion selon laquelle chaque personnalité politique populiste-nationaliste dissimule derrière elle l’ingéniosité des spin-doctors. Ces manipulateurs d’images façonnent la scène politique, transformant souvent des figures publiques, en simples marionnettes derrière lesquelles se profile la direction habile des spin-doctors. Pour illustrer leur pouvoir, da Empoli utilise le cas troublant de Waldo, un ours en peluche devenu candidat politique, démontrant la capacité des spin-doctors à transformer des éléments apolitiques en messages politiques puissants, soulignant ainsi l’influence indéniable du populisme orchestré par ces architectes de l’image politique.

Pour concrétiser ses ambitions machiavéliques, le spin-doctor peut recourir à une panoplie de techniques et de stratagèmes. Revenons sur quelques-uns développés par l’auteur.

Tout d’abord, au cœur de cette analyse, Giuliano da Empoli met en lumière le rôle essentiel des réseaux sociaux pour les populistes, une réalité parfaitement appréhendée par les spin-doctors. Ces plateformes deviennent le théâtre des fake news, de la violence, et du sensationnalisme, propulsant des figures comme Jair Bolsonaro au pouvoir avec le soutien de youtubeurs d’extrême droite, ou dictant un contrôle rigoureux des publications et de l’impact pour des acteurs tels que Matteo Salvini et le parti AFD en Allemagne, considéré comme un parti intrinsèquement « facebookien ». Au-delà de ces espaces virtuels, les utilisateurs du Web, des forums, et des jeux vidéo deviennent des instruments de puissance électronique, manipulés par des figures telles que Steve Bannon pour la campagne de Donald Trump. Cela se traduit par la création de campagnes virtuelles, l’influence des sondages, et l’instauration d’un climat autoritaire sur Internet. En somme, pour da Empoli, « ces ingénieurs du chaos sont en train de réinventer une propagande adaptée à l’ère des selfies et des réseaux sociaux… Leur action est la traduction politique de Facebook et Google. Elle est naturellement populiste car, comme sur les réseaux sociaux, elle ne supporte aucun type d’intermédiation et place tout le monde sur le même plan, avec un seul paramètre de jugement : les like.»

Deuxièmement, certains spin-doctors modernes exploitent habilement le potentiel de la data. En effet, on assiste à une professionnalisation marquée des spin-doctors, caractérisée par une quête minutieuse de résultats. Outre les experts en communication, cette nouvelle ère voit l’émergence de physiciens et de mathématiciens enrôlés par les populistes. Ces spécialistes des chiffres, des données, et du Big Data mettent leur expertise au service des acteurs populistes. L’utilisation de campagnes ciblées et d’analyses de données a été particulièrement notable avec des figures telles que Dominic Cummings, qui s’est entouré de physiciens pour identifier les cibles électorales idéales lors du référendum sur le Brexit. Une stratégie similaire a été employée par Donald Trump lors de son élection en 2016, notamment mise en lumière dans le scandale de Cambridge Analytica.

Troisièmement, l’une des techniques les plus classiques et intemporelles des populistes réside dans la stratégie de discréditation de l’adversaire. Pour gagner des voix ou rallier des groupes électoraux, les populistes recourent fréquemment à l’art d’attaquer leurs opposants et de fonder leur campagne sur cette approche. L’ennemi peut être soit un adversaire politique, comme l’a démontré Trump contre Clinton, soit une thématique, souvent centrée sur l’immigration. Ce dernier thème, particulièrement exploité par le président hongrois, demeure le fer de lance des populistes-nationalistes, car il offre la possibilité de transcender les clivages traditionnels entre la gauche et la droite. En cherchant à diviser pour mieux régner, ils déploient cette technique pour affirmer leur influence et consolider leur pouvoir.

Enfin, l’une des notions les plus essentielles évoquées dans cet ouvrage, et qui est habilement utilisée par les spin-doctors pour parvenir au pouvoir, est celle de la force des militants. Il est en effet préférable de s’appuyer sur un petit groupe de militants fermement convaincus sur des positions clivantes, engagés dans une campagne qu’ils perçoivent comme une grande mission, démontrant une implication intense, plutôt que de concilier divers objectifs visant à satisfaire la majorité. À ce titre, l’auteur italo-suisse prend pour exemple le spin-doctor Steve Bannon, qui a su mobiliser les gamers et les membres de forums au service de Donald Trump. En effet, cette communauté, comptant plusieurs millions de membres et souvent malmenée par les médias et les hommes politiques, a trouvé en Trump un défenseur. Grâce à ses contacts, Bannon a exploité cette puissance non exploitée, ralliant les gamers à sa cause. Ils ont alors élaboré des slogans et des campagnes virtuelles, instauré un climat d’intimidation en ligne, et organisé des mobilisations virtuelles pour influencer et altérer les résultats des sondages.

Pour conclure, l’Histoire révèle une évolution marquante où la colère populaire, autrefois contrôlée par l’Église puis par les mouvements de gauche, trouve aujourd’hui son expression à travers les populistes-nationalistes. Ces derniers, à l’instar des réseaux sociaux, rendent le débat rationnel de moins en moins audible et se montrent réticents aux nuances. En tant que visages de ces « ingénieurs du chaos », les populistes mènent une bataille contre les élites européennes et mondialistes ainsi que l’establishment. Leur réussite repose sur une combinaison astucieuse : l’exploitation judicieuse de la colère populaire associée à un algorithme sophistiqué capable de capter, d’amplifier et de réutiliser cette colère à leur avantage. Cette dynamique redéfinit la nature même du pouvoir politique, soulevant des interrogations profondes sur la démocratie et les mouvements populaires au sein de l’ère contemporaine.

Pour aller plus loin:

Note de lecture – « Le Mage du Kremlin »

Brève d’information – Etat des lieux de la démocratie dans le monde

 

Emile DERIEUX, Chargé de Mission

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Informations sur l'ouvrage

  • Les Ingénieurs du Chaos
  • Auteur : Giuliano da Empoli
  • Éditeur : Gallimard
  • Date de publication : 20 mars 2019

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