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« Moïse ou la Chine ? »

Date de la note : 06 avril 2022

François JULLIEN, « Moïse ou la Chine – Quand ne se déploie pas l’idée de Dieu », éditions de l’Observatoire/Humensis, Paris, 2022

 

La culture occidentale est aujourd’hui face à la diversité du monde et de concepts qui s’y sont développés indépendamment d’elle, ce qui risque à terme de briser ses certitudes anciennes et ses verrous. Et pour cause : les échanges avec d’autres cultures, dont la chinoise, se sont multipliés au gré d’une mondialisation qui s’est accélérée. Ce qui lui était étranger s’est dévoilé en partie, bouleversant ses points de vue. D’où cette diversité offerte que l’ouvrage de François Jullien interroge dans sa réalité et ses conséquences.

Le monde intellectuel occidental est en effet entré dans une nouvelle ère du soupçon :  si ses fondements voire ses fondations historiques n’étaient plus aussi pertinents qu’il le croyait jusqu’alors ?

A l’heure où s’y lèvent des courants nationalistes défenseurs d’une identité qu’ils croient en péril, le divers amène à considérer de plus près une des dimensions constitutives d’un monde nouveau : l’inter-culturalité.

Ce terme, au cœur de « Moïse ou la Chine », renvoie au « dialogue des cultures », avec son indispensable corolaire : dans quelle langue ce dialogue serait-il possible ! Il ne peut y avoir dialogue sans intérêt pour la langue de l’autre, les écarts entre les cultures peuvent ainsi être appréhendéS dans leur authenticité et les échanges prendre place non pas à l’uniformisation mais bien à la reconnaissance, « car la langue pense ; elle pense avant que nous pensions ».

Jusqu’à ce que la modernité l’ébranle, la philosophie occidentale s’était positionnée dans l’universel, avançant ses recherches avec l’illusion que tous les hommes sur terre répondaient à ses critères, indifféremment. C’était mal connaître la réalité d’un autre monde – la Chine en l’occurrence – qui, peu à peu, au gré des grands voyages et des missions religieuses qui y furent envoyées, se découvrait autre, peu sensible aux postulats occidentaux ignorés jusqu’alors et où la vie s’était développée sur d’autres bases.

Pour la pensée occidentale, cette découverte avait un parfum révolutionnaire. Elle ne fut donc évoquée qu’à demi-mots même si elle était connue des plus éclairés. Ainsi Pascal (Pensées § 593) avait osé poser, dans sa clairvoyance avant-gardiste, la question centrale : « Lequel est le plus croyable des deux, Moïse ou la Chine ? » avant de se raviser et de raturer sa proposition.

Cette sentence qui juxtaposait paradoxalement un personnage biblique majeur et un Etat séculaire très puissant, une religion et un territoire, ne pouvait en effet que déranger une structuration ancienne si elle n’était pas étayée par une argumentation solide voire iconoclaste. Et pourtant, toute la réalité de l’inter-culturalité était là, à découvrir, en devenir, propre à changer le monde du sensible au prix de son éventuelle fissuration. La religion christique, l’illusion occidentale de l’universel, étaient là aussi pour faire barrage à de telles pensées aussi audacieuses qui auraient poussé l’Occident dans un devenir qu’il ne dominerait plus, qui auraient obligé à explorer les écarts entre deux cultures, au risque d’en être contaminé et de voir saper les fondements hérités d’une civilisation produite par une hybridation gréco-romaine et judéo-chrétienne, rétive à l’ajustement. La modernité, en rebattant les cartes et en appelant à la nécessité d’un nouvel équilibre voire à un nouveau contrat social, imposera peut-être ses visées à moins qu’elle ne s’arrête au constat des écarts.

Tel est bien le propos général de l’ouvrage de François Jullien : poser deux réalités, l’une – occidentale – où Dieu a constitué la clef de voûte de la vie des hommes et de la régulation de la société, l’autre – chinoise – où l’idée même de Dieu ne s’est pas déployée, ce qui donne l’occasion à l’auteur d’aborder de façon renouvelée la question de la transcendance divine en Occident voire d’en déconstruire l’idée. Les missionnaires occidentaux envoyés en Chine, ayant appris la langue chinoise, perçurent mieux que quiconque ce choc des cultures, à partir de quoi ont commencé « à se défaire, lentement, des perceptions ethnocentriques ». Le monde devait-il être perçu comme création ou comme nature, transcendant ou immanent, et l’être humain comme partie prenante de la création ou devant s’ajuster au flux des choses ? Tels sont les choix que l’inter-culturalité posent aux deux cultures dont l’auteur analyse les écarts.

 

Comment l’Occident a-t-il intégré le judaïsme et le christianisme ?

Dieu est la « grande affaire de l’Occident », écrit François Jullien. Or ce Dieu même a jeté l’Occident avec ses héritages dans l’indétermination. Devait-il être considéré comme Dieu de la raison, principe premier du monde et objet de savoir, ou Dieu révélé, incarné, invoqué dans la prière et dispensant sa Parole, pourvoyeur universel de sens ? Cette querelle qui a traversé le temps a floué jusqu’à l’image même de Dieu qui offrit, tel un nouveau Janus, deux faces tant poreuses qu’inconciliables.

Les Occidentaux retirèrent de ces controverses devant le mystère divin, devant la conception d’un Dieu inaccessible et inconnaissable, autant d’angoisse que de terreur ou de crainte, un Seigneur vengeur les contraignant à une prière éternelle, susceptible de les « délivrer du mal », en échange de la sauvegarde de l’équilibre précaire du monde. Cette vision culpabilisatrice de l’histoire était tragique, la faute originelle d’Adam et d’Eve précipitant les hommes dans l’inconnu tout en posant la question manichéenne du bien et du mal ainsi que de la destinée.

Dès lors, un récit fondateur se constitua, celui d’un Moïse recevant, en pleine soumission, les tables de la Loi, accréditant l’idée d’un Dieu législateur, solitaire et vengeur… De cette loi divine imposée, naquit la distance d’avec le Dieu du peuple élu, bientôt capable de fabriquer le Veau d’or de la transgression dans le désert de l’Exode, tant sa liberté était contrainte.

Puni bientôt car cette punition garantissait « l’ordre du monde », il éleva vers Dieu sa prière (consommant en même temps sa soumission), la prière d’une parole blessée, expression de la souffrance de l’âme face à l’expérience abyssale et apeurée de la transcendance divine toute puissante.

La Foi en Dieu et la Raison ne cessèrent plus dès lors dans un Occident divisé et dubitatif de se combattre dans de folles arguties tout en se mêlant, sœurs amies-ennemies sans doute. Le passage du judaïsme au christianisme ne fit qu’exacerber la question de la victoire sur la mort par la figure humaine de Jésus, véritable défi à la Raison et à la nature même de l’homme.

« Croire » fleureta même avec une sorte de schizophrénie lorsque Paul qualifia la foi de « scandale » et de « folie », alors que, dans le même temps, cette même foi s’éclairait par la raison en faisant cohabiter « lumière naturelle » et « lumière révélée ». Le trouble y gagna tous les esprits et les questions fondamentales se succédèrent : s’il était facile de dire que Dieu aimait les hommes, que penser de l’idée que les hommes ne devaient aimer que Dieu ! Ainsi dans l’Occident chrétien, la rencontre de l’Autre, loin d’être sereine, fut dramatique voire occultée.

En résumé, la question de Dieu a « plié » le plus intimement notre pensée et notre idéologie. Les chemins du « dépliement » en cours par notre modernité, de cette inter-culturalité tant souhaitée, sont-ils empruntables ? La question reste posée.

 

Qu’en est-il en Chine ?

En premier lieu, « Dieu » y est un terme, un concept qu’aucun mot chinois ne saurait traduire parfaitement. C’est dire que si l’idée de Dieu n’y est pas combattue, elle ne suscite qu’une indifférence généralisée, les missionnaires chrétiens qui furent envoyés en Chine ne pouvant que manquer leur objet dès l’instant qu’ils voulurent convaincre par le prêche.

La Chine pour sa part prêche surtout l’harmonie, privilégiant historiquement la figure tutélaire d’un Ciel détrônant voire gommant la figure originelle d’un « Seigneur d’en-haut », ce qui fit « naître une idéologie éthique et politique exempte de tout aspect théologique ». La régulation s’opéra ainsi avec, pour alternative, le « bon ordre » ou le « désordre » qui se déployèrent dans l’histoire sans qu’y fût convoquée une parole divine assortie d’une mise en scène des origines.

Seuls les ancêtres, par leur médiation, permettent l’accès au divin. Que leur culte se célèbre à l’intérieur des maisons ou qu’il prenne place dans un ou plusieurs temples – selon une hiérarchie assumée -, ils finissent par se fondre au bout de cinq générations dans la foule des ancêtres anonymes, ce qui participe de l’idée de « perpétuité » et non d’« éternité » et réduit la distance abyssale entre le visible et l’au-delà. Il n’est nul besoin de prêtre dans cette approche où le rite, très codifié, se substitue à la prière et s’étend à tous les domaines de la vie qu’il structure. C’est dans le rite répété qu’est le secret et non dans un figure divine tutélaire. Le cultuel se métamorphose alors en culturel. Ainsi naît une structure auto-suffisante dont le périmètre exclusif est la cohérence du monde et son immédiateté.

Au Ciel se joignent la nature et les saisons qui en pérennisent le rythme : le printemps célèbre le commencement, l’été l’essor, l’automne le profit et l’hiver l’enfouissement. Métaphore de cette approche, la figure du dragon se tapit en hiver, ressort au printemps, persévère en été et vole dans le ciel en automne !

Le Ciel y est donc central : principe masculin, il féconde la terre, principe féminin. Il cautionne la vocation de l’homme de bien ; nul besoin alors d’un dieu pour le libérer non pas du mal mais du non bien.

L’autre grande idée sur laquelle la Chine se fonde est le Tao ou la viabilité infinie. Cette voie diffère de la vérité sur laquelle l’idée occidentale de Dieu s’est dogmatiquement formée en proposant à l’homme un parcours qui le mène jusqu’à la mort. Les Chinois lui ont préféré une voie qui permet de façon subtile le passage. Aux complexités insondables du « croire » occidental, le taoïsme préfère l’idée de sincérité et de confiance, simple marque d’un sens social d’adhésion élémentaire.

Par cette intelligence fine du processus, une pensée chinoise éthique s’est construite par l’introspection du for intérieur, attentive au moindre écart de conduite.

C’est pourquoi, face au grand « Je Suis » divin qui se dévoile devant Moïse dans l’épisode du Buisson ardent, la civilisation chinoise s’en tient à un réaliste et modeste « Je suis là », « Je subsiste », tourné vers la seule conscience de l’« Ici et maintenant » où Dieu n’a pas sa place.

 

Quelques remarques personnelles

  • L’argumentation de l’auteur est fort intéressante par sa subtilité et les perspectives qu’elle ouvre. J’aurais pourtant souhaité aussi qu’il repère ce qui rapproche la sagesse orientale et le monothéisme occidental plutôt qu’il ne s’en tienne à souligner leurs écarts. Certes, François Jullien est un spécialiste de la « décoïncidence », ce qui rend sa démarche compréhensible. Cependant, il me semble que le dialogue entre les peuples passe, aussi bien voire autant, par ce qui les distingue que par ce qui les rapproche.
  • Son approche du monde chinois est fascinante tant il maîtrise parfaitement son sujet. Cependant, son analyse est plus critique de la culture occidentale que de la chinoise dont il brosse un tableau seulement positif.
  • Sa vision du monothéisme occidental me paraît incomplète voire discutable :

– A titre d’exemple, la façon dont il interprète le sacrifice d’Isaac et celui du Père qui sacrifierait son Fils sur la croix fait l’impasse sur les approches théologiques actuelles ;

– L’iconographie du Décalogue relative à la rencontre entre Dieu et Moïse montre un tiers du rouleau dans la main de Dieu, un tiers dans la main de Moïse, le troisième tiers n’étant pas recouvert. Ce détail donne ou symbolise l’espace où la parole humaine peut circuler ; c’est le lieu laissé à la réflexion et à l’interprétation dans notre histoire voire à notre liberté. Après le Dieu sauveur du passage de la mer Rouge, c’est le Dieu de l’Alliance qui s’y révèle.

  • D’une façon générale, l’auteur s’en tient à un Dieu transcendant, alors que le premier mot de Notre Père « Abba » signifie Papa qui tient à l’intime. Les aspects immanents, l’invitation à l’amour donné, la prière de louange auraient ainsi mérité un espace donnant un aspect plus positif à la réflexion.
  • Avec la Voie chère à la Chine et le Chemin cher à Jésus, je rappelle que l’« aujourd’hui » du salut de Dieu apparaît très fréquemment dans les Ecritures notamment chez Saint Luc et que tout ne tourne pas exclusivement autour des fins dernières.
  • Une question reste en suspens, l’auteur étant persuadé de l’impossibilité pour le christianisme de se fondre dans le monde chinois. Est-ce d’ailleurs le problème ? La modernité n’apporte-t-elle pas d’autres pistes relatives à l’inter-culturalité et à son évolution aussi bien en Chine que dans le monde occidental ? L’interpénétration des cultures vaut dans les deux sens.

 


 

Pour aller plus loin : « Produire du commun », ouvrage de la Fondation Prospective et Innovation

Olivier CAZENAVE, Vice-Président délégué de la Fondation Prospective et Innovation

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Couverture de Moïse ou la Chine de François JULLIEN

Informations sur l'ouvrage

  • Moïse ou la Chine - Quand ne se déploie pas l'idée de Dieu
  • Auteur : François JULLIEN
  • Éditeur : Editions de L'Observatoire
  • Date de publication : 05 janvier 2022

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