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« The Long Game : China’s Grand Strategy to Displace American Order »

Date de la note : 18 mars 2022

Rush DOSHI, The Long Game: China’s Grand Strategy to Displace American Order, Oxford University Press, 1er septembre 2021

 

Lorsqu’ils analysent l’évolution politique de la Chine, bon nombre de commentateurs considèrent que l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping a marqué un tournant. Ils en veulent pour preuve la reprise en main autoritaire de l’opinion, de l’économie, de la société ; la chasse impitoyable à la dissidence et au « séparatisme », soit directement dans le cas du Sinkiang ou de Hong Kong, soit sous forme de pressions accrues dans le cas de Taïwan ; la posture internationale nettement plus offensive qu’auparavant, symbolisée par la diplomatie des « loups combattants ».

Rush Doshi n’est pas de cet avis. Ce jeune sinologue, qui a été choisi pour prendre en charge le dossier de la Chine auprès de Joe Biden, pense que le prétendu tournant n’est qu’apparent. Pour lui au contraire, la ligne que suit la République Populaire est parfaitement continue depuis la fondation du Parti Communiste Chinois (PCC) en 1922. Telle est la thèse qu’il défend dans le livre qu’il a fait paraître l’été dernier et à laquelle il a donné un titre qui parle de lui-même : « The Long Game ». Une œuvre de longue haleine donc que la stratégie de développement chinoise, dont l’ouvrage décrit pas à pas les progrès spectaculaires depuis les réformes de Deng Xiaoping, et à laquelle il propose de mieux calibrer la réponse des Etats-Unis.

 

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L’argument du livre part d’une réflexion sur la nature du PPC : un parti « communiste » dont l’inspiration doit en vérité beaucoup moins au marxisme et au problème de l’exploitation de l’homme par l’homme qu’au léninisme, c’est à dire à une méthode d’organisation de la dictature du prolétariat fondée sur la toute-puissance du parti. Car sur le fond, le PCC, comme le Kuomintang, a été créé en réponse au problème qui obsède toute l’élite pensante chinoise depuis la fin du XIXème siècle : comment sauver le pays de la décadence où il s’enfonçait depuis près d’un siècle, comment restaurer sa grandeur ? Avant 1922, cette obsession était déjà celle de Sun Yat-sen ; cent ans après, elle continue de hanter Xi Jinping. Dans le discours qu’il a prononcé à l’occasion du centenaire du PCC, Xi a fait de multiples références à la nécessité de rester fidèle à « l’aspiration originelle » et à la « mission fondatrice » du parti pour provoquer le « Grand Rajeunissement de la Nation Chinoise ».

Précisément, pour se rétablir au premier rang, la Chine dispose avec le PCC d’un outil incomparable dont l’efficacité a été démontrée par sa victoire sur le Kuomintang. Car, comme le dit Deng lui-même cité par Rush Doshi : au PCC, lorsqu’une décision est prise, elle est appliquée immédiatement et sans restriction. Loin d’être séparés comme dans les pays de démocratie libérale, ici, les pouvoirs sont concentrés entre les mains des instances dirigeantes. Et comme le parti conduit tout, « le Nord, le Sud, l’Est, l’Ouest et le Centre », il devient un instrument naturel de coordination et de mise en œuvre.

 

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Sur la base de ce constat, Doshi reprend le fil de l’histoire de ces dernières décennies. Après la prise du pouvoir en 1949, rappelle-t-il, la coopération naturelle entre Staline et Mao n’a pas résisté aux querelles de préséance entre les deux principales chapelles du mouvement communiste mondial. La Chine a bientôt regardé l’URSS comme l’obstacle principal à son développement et donc comme la menace principale. Pour y parer, elle n’a pas hésité à se rapprocher spectaculairement des Etats-Unis. Ce nouvel équilibre a fonctionné à la satisfaction de la Chine pendant près de vingt ans… jusqu’à ce que tout change en 1989. L’année 1989 est celle de « la chute du Mur », c’est à dire de l’effondrement de l’empire soviétique, prolongé, deux ans plus tard, par l’éclatement de L’Union Soviétique elle-même. Autrement dit, l’année où disparaissait la menace de naguère et le besoin de s’en prémunir. Or, quelques mois auparavant, en juin de 1989, le massacre de la Place Tien An Men et la chasse aux libéraux réformistes en Chine déclenchaient une vague de sanctions occidentales. Les dirigeants chinois en ont tiré une leçon de première importance : ils ont compris que les Occidentaux n’étaient favorables au décollage économique de leur pays que pour autant qu’il annonçait la libéralisation politique, c’est à dire, au bout du compte, la remise en cause du pouvoir du PCC. Autrement dit, pour les Occidentaux, soutenir les réformes de Deng, c’était soutenir le changement de régime. A leurs yeux, le destin de la Chine était de suivre celui de l’URSS. L’horreur donc.

C’est dire que l’Occident et singulièrement les Etats-Unis ont à nouveau été perçus comme la menace principale, en vérité, une menace existentielle. Simplement, eu égard à l’écrasante supériorité de la superpuissance américaine et à son rôle d’inspirateur de la mondialisation dont la Chine entendait bien tirer tout le profit, il fallait jouer serré : affaiblir doucement l’adversaire en se gardant de se découvrir et de provoquer sa réaction. D’où le mot d’ordre de Deng : « cacher ses forces et attendre son heure ». Et Rush Doshi de décrire par le menu la stratégie mise au point pour l’appliquer.

Au plan militaire, il constate que Pékin s’est attaché à développer à marche forcée des armements essentiellement destinés à contester la domination des mers tels que les sous-marins, les mines et les missiles balistiques anti-navires et en négligeant délibérément ceux qui ne pouvaient pas servir à émousser la menace américaine, notamment les porte-avions, les dispositifs anti-mines ou anti-sous-marins, ou les capacités amphibies alors même qu’ils eussent été très utiles pour contrôler les îles ou préparer la récupération de Taïwan.

Au plan politique, il relève qu’après Tien An Men, la Chine a déployé une politique active de conciliation vis à vis des pays de la région et s’est engagé beaucoup plus franchement dans le multilatéralisme de façon à contrer la menace d’encerclement de la part des Etats-Unis. A l’APEC (Asia Pacific Economic Cooperation), elle s’est attachée à déjouer tout ce qui pouvait favoriser l’émergence d’une communauté placée sous la houlette de Washington. De même a-t-elle manœuvré à l’ASEAN pour entraver l’action des instances auxquelles participaient les Etats-Unis et favoriser au contraire l’institutionnalisation des organes subsidiaires d’où ils étaient absents. En 2000, elle a créé l’Organisation de Coopération de Shanghai pour donner plus de consistance aux réunions annuelles qui se tenaient auparavant avec la Russie et les pays d’Asie Centrale et mieux contenir l’influence américaine dans la région.

Au plan économique, l’objectif était de maintenir l’accès au marché américain tout en liant les mains de Washington quant au recours aux sanctions, aux investigations de la section 301 ou aux restrictions des transferts de technologies. De ce point de vue, l’intérêt majeur de l’adhésion à l’OMC était de passer du statut de bénéficiaire précaire et révocable de la clause MNF à celui de titulaire de droit c’est à dire de priver les Etats-Unis d’un levier essentiel.

 

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Entre Tien An Men et la crise des subprimes, cette politique de « profil bas » a duré une vingtaine d’années. C’est Hu Jintao qui, en 2009, a initié l’inflexion de stratégie dans son discours à la 11ème Conférence des Ambassadeurs de cette année-là. La crise, a-t-il déclaré, avait montré un changement remarquable dans l’équilibre des pouvoirs internationaux. Le moment était donc venu de réviser le mot d’ordre de Deng : non plus cacher ses forces et attendre son heure en se contentant de saper la puissance américaine ; désormais, il était temps d’« accomplir quelque chose » et plus précisément, d’affirmer une « diplomatie périphérique » moins défensive, de façon à bâtir un nouvel ordre régional en Asie  dans le cadre d’une « communauté de destin commun ». Quatre ans plus tard, Xi Jinping a repris le concept en précisant qu’il devait servir « les deux objectifs séculaires du rajeunissement national ». Et d’ajouter que devenir une puissance régionale était l’étape nécessaire pour devenir une puissance mondiale. Ainsi, souligne Doshi, si Hu s’est montré plus introverti et Xi, plus démonstratif, la continuité stratégique n’en est pas moins patente.

Concrètement, la nouvelle ligne stratégique s’est traduite par un changement radical dans la posture militaire de la Chine avec l’objectif de mieux protéger ses droits et intérêts maritimes et aussi d’accompagner le développement de ses nouveaux intérêts outre-mer notamment dans la zone indo-pacifique. Significativement, c’est en 2009 que la Chine a pris la décision longtemps différée de se lancer dans l’acquisition et la construction de porte-avions. De cette époque date aussi le lancement de programmes de navires de surface concernant les moyens amphibies, les moyens de lutte anti-sous-marins et anti-aériens, les contre-mesures anti-mines… Toutes décisions qui signalent le passage d’une posture purement défensive à une posture de projection de forces. En parallèle, la République Populaire a accru sa participation dans les opérations de police internationales et de maintien de la paix, ce qui est une manière de se poser en grande puissance responsable mais aussi d’assurer sur le terrain la formation de ses personnels militaires. L’établissement de « facilités » dans différents ports de l’Océan Indien n’a pas tardé à suivre : Djibouti, Gwadar, Hambantota…

Autre domaine où s’est affirmée la nouvelle ligne stratégique : la mise en place d’une « architecture régionale ». Doshi s’arrête ici sur le cas de deux institutions qui ont été l’une réveillée, l’autre créée de toute pièce. La seconde est bien connue, c’est l’AIIB (Asian Infrastructure Investment Bank), créée en 2016 à partir d’une initiative présentée au BOAO Forum dès 2009, à la suite de la crise des subprimes. Elle s’est rapidement imposée comme un outil permettent d’accroître l’influence chinoise en Asie et au-delà. L’autre institution, largement passée inaperçue, n’en est pas moins intéressante. Il s’agit de la CICA (Conference on Interaction and Confidence building measures in Asia), créée en 1999 à l’initiative du Khazakstan et longtemps restée en sommeil jusqu’à ce que la Chine s’y intéresse de très près à partir de 2012. En tant qu’organisation couvrant l’essentiel du continent mais à laquelle n’appartenait ni les Etats-Unis ni le Japon, elle avait en effet une qualité rare : celle de garantir l’entre-soi des pays d’Asie réunis autour de la Russie et de la Chine. Depuis dix ans donc, la Chine s’attache à accroître les moyens et les missions de la CICA et à en faire le relai privilégié de son influence politique.

Surtout, c’est par l’initiative « La Ceinture et la Route » (Belt and Road Initiative, BRI) que la nouvelle ligne stratégique s’est le plus manifestée. Cette initiative s’inscrit dans le doit fil de la « diplomatie périphérique », la priorité fixée à l’Empire du Milieu par Hu Jintao en 2009. Entre autres avantages, les infrastructures développées sous cette étiquette et les financements dont elles sont assorties fournissent aussi à la Chine des leviers d’influence de première importance.

 

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Venant après le referendum sur le Brexit et l’élection de Donald Trump, le discours de Xi au 19ème Congrès du PCC, en 2017, a pu relever que le déclin de l’Occident s’accélérait décidément et que, désormais, l’horizon s’ouvrait pour des ambitions chinoises mondiales. Au mot d’ordre du Grand Rajeunissement de la nation chinoise, Xi a pu ajouter celui  des « grands changements jamais vus en un siècle » en précisant que les deux constituaient ensemble « la base sur laquelle se fondait le travail de planification ». En clair, la mise en place de la dernière étape de la grande stratégie, celle où l’Empire du Milieu gagne « la place centrale dans le monde » et remplace les Etats-Unis. La crise de la Covid a encore conforté les dirigeants chinois dans leur analyse.

Maintenant, la Chine entend « se tenir droit et voir loin ». Elle a pris beaucoup d’assurance ; elle entend « conduire » la réforme du système mondial de gouvernance et non plus seulement y participer ; elle place ses hommes – et avec eux, ses idées – au sein du système des Nations Unies, elle a constitué des instances de concertation avec chacune des régions du monde, elle promeut et exporte des réponses pratiques et illibérales aux défis de l’heure, tels que le contrôle de l’information, du terrorisme, de la pandémie, elle propose des formations appropriées dans le cadre de sa coopération internationale et au bout du compte, introduit des normes illibérales de gouvernance en Asie, en Afrique et en Amérique latine.

 

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Pour permettre aux Etats-Unis de résister dans la compétition, Rush Doshi leur recommande de s’inspirer de l’exemple de la Chine et propose tout un éventail d’initiatives destinées, les unes à contrer les positions récemment acquises par la République Populaire et les autres, à restaurer résolument l’ordre américain.

Au titre de la première catégorie, il suggère tout une série de mesures :

  • des mesures militaires : développer des armements susceptibles de gêner la liberté de mouvement que s’efforce d’acquérir la Chine, aider les alliés en Asie à développer les mêmes capacités, entraver les efforts de la Chine dans sa recherche de bases à l’étranger ;
  • des mesures économiques : multilatéraliser la BRI, voire y participer pour y introduire des standards plus rigoureux, renforcer la capacité des pays en développement à discuter les projets que leur propose la Chine, promouvoir des règles de transparence pour lutter contre la corruption…
  • des mesures politiques aussi : adhérer aux institutions dominées par la Chine (AIIB, CICA) ou, si ce n’est pas possible, encourager les alliés à y adhérer (le Japon en particulier), contrer l’influence de la Chine dans le système des Nations Unies, introduire des mesures pour bloquer l’influence grandissante de la Chine dans les médias internationaux.

Au titre des actions positives, Doshi propose également de prendre des dispositions :

  • dans le domaine militaire pour réduire la vulnérabilité des bases américaines du Pacifique par tout une série de mesures pratiques ;
  • dans le domaine économique pour maintenir le rôle international du dollar, développer davantage l’action du groupe de la Banque Mondiale, booster l’effort de recherche aux Etats-Unis en liaison avec les alliés, revoir les chaînes d’approvisionnement mondiales et définir une politique industrielle volontariste ;
  • dans le domaine politique, mobiliser les alliés sur tous les sujets d’intérêt commun.

Si une bonne part de l’opinion est pessimiste, constate Rush Doshi en conclusion, sur la capacité des Etats-Unis à résister à la montée de la Chine, il reconnaît aux déclinistes un rôle précieux : celui d’aider à prévenir la réalisation de leurs prédictions.

 

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Au total, Rush Doshi nous offre une interprétation très solide de la stratégie chinoise. Elle repose sur une analyse minutieuse des sources officielles et semi officielles chinoises qui sont rassemblées et articulées entre elles pour donner un tableau d’ensemble impressionnant et plutôt convainquant.

S’il établit la continuité de la stratégie chinoise sur un siècle et plus, c’est à dire la détermination à retrouver la place qu’elle a perdue au cours du « siècle des humiliations », il ne s’interroge pas sur la légitimité de cette ambition. Il se contente de constater que l’influence croissante de la Chine se traduit par la montée de normes « illibérales » sans se demander si ce sont les seules valeurs que promeut l’empire du Milieu.

Sur la base de cet a-priori, les propositions d’action qu’il ajoute à son exposé ne manquent ni d’originalité ni de pertinence.

Reste l’avenir de la démocratie américaine. Puisse-t-elle surmonter l’extrême polarisation qui la handicape lourdement ces temps-ci et qui n’est sûrement pas pour rien dans l’impression de déclin qu’elle donne, en Chine et ailleurs.

 

Pour aller plus loin :

 

Philippe COSTE , Ancien Ambassadeur

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Informations sur l'ouvrage

  • The Long Game : China's Grand Strategy to Displace American Order
  • Auteur : Rush DOSHI
  • Éditeur : Oxford University Press
  • Date de publication : 01 septembre 2021
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