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Analyses et Opinions : « La souveraineté européenne et la souveraineté nationale »

24 mars 2021

Par János MARTONYI Ancien Ministre des Affaires étrangères de Hongrie

La souveraineté européenne et la souveraineté nationale

 

Remarques prononcées dans le cadre d’une conférence informelle organisée par la Fondation Otto de Habsbourg et la Fondation Prospective et Innovation le 9 décembre 2020.

 

« Je voudrais aborder seulement quelques questions en bref. Peut-être aussi quelques principes plutôt élémentaires. Parce que moi, je vois certains malentendus, même certaines confusions parfois en ce qui concerne le sens de certains concepts, particulièrement le concept de la souveraineté. Deux ou trois mots donc, sur la souveraineté. D’abord, la souveraineté est par nature illimitée. C’est la nature essentielle du concept. C’est aussi l’origine du concept. Comme concept juridique ou théorique, la souveraineté ne peut être qu’illimitée. En principe et en théorie. Par contre, en réalité, dans la pratique internationale la souveraineté est toujours limitée. Limitée par les contraintes intérieures et extérieures, par le droit international, que ce soit le droit des traités ou le droit coutumier. En même temps, la souveraineté dans le sens du droit international est un attribut existentiel et indispensable de l’État. Inversement, c’est uniquement l’État qui peut être souverain.  Par conséquent, l’Union Européenne ne peut pas être souveraine, tout simplement parce que l’Union Européenne n’est pas un État. L’Union Européenne peut avoir une autonomie, et le droit de l’Union peut avoir une autonomie, un concept très cher, comme nous le savons pour la Cour de Justice. L’Union Européenne peut aussi avoir une certaine autonomie stratégique dans un sens économique et géopolitique.  Voilà un autre concept, celui de l’autonomie stratégique, qui mériterait d’être discuté et approfondi. Mais l’Union Européenne ne peut pas être souveraine, parce que la souveraineté est un élément indispensable du noyau dur du phénomène de l’État, qui ne peut pas être divisé ou partagé. L’État n’existe pas donc sans être souverain et en même temps, c’est uniquement l’État, qui peut avoir cet attribut juridique exprimant la notion théorique de l’indépendance et du pouvoir illimité. Mais la réalité est très différente.

Alors, il y a un large écart entre le concept juridique, historique ou philosophique, d’une part, et la réalité factuelle, d’autre part. D’où viennent des conflits, des dilemmes ou tout simplement les débats actuels. L’État cherche par les moyens les plus divers, parfois pacifiques, parfois moins pacifiques, à étendre le champ d’application réel et factuel du concept de la souveraineté, c’est-à-dire son pouvoir.

En même temps, les défis mondiaux s’approfondissent, deviennent plus lourds et menaçants, ce qui nécessite le renforcement de la coopération internationale entre les États en théorie souverains sur tous les niveaux et dans les formes les plus diverses. Une coopération de plus en plus étroite et par conséquent une interdépendance de plus en plus grande, qui renforce les restrictions de leur souveraineté réelle. Le fossé entre le concept juridique et la réalité devient alors plus profond et les risques de conflit se multiplient et s’aggravent non seulement entre les États souverains mais également entre les différents niveaux du pouvoir public.

La pandémie actuelle est l’une des manifestations les plus agressives et dangereuses des risques globaux qui menacent toute l’humanité. Les impacts du choc de la pandémie sont encore incertains et imprévisibles, mais sont exceptionnels et uniques par leur profondeur, leur sévérité et leur diversité, en particulier sur le long terme.

Quels sont les impacts concrets du point de vue de la mondialisation ?

D’abord, trois phénomènes généraux caractérisent cette situation de crise déclenchée par la pandémie.

Premièrement, le rôle des pouvoirs publics est devenu beaucoup plus important, y compris – et surtout – les pouvoirs de l’État, de l’État souverain. Le rôle et la responsabilité du pouvoir public augmente sur tous les niveaux, international et national, mais aussi régional et même local. Quand la peste arrive, on ferme la porte, que ce soit la porte des châteaux de l’époque ou celle de nos maisons d’aujourd’hui. Mais c’est l’État souverain, qui a les moyens les plus efficaces, c’est l’État qui doit avoir, par sa nature même, un territoire bien défini et encerclé par des frontières, c’est l’État qui a la responsabilité de protéger son territoire et sa population, de défendre et garder ses frontières. Territoires et frontières, dont nous avons pensé il n’y a pas si longtemps qu’ils avaient perdu leur importance. C’est avec le choc de certains développements récents, que nous avons compris la vérité d’une réalité contraire. Ainsi, l’augmentation de l’importance du territoire constitue le deuxième phénomène caractérisant la crise déclenchée par la pandémie.

La troisième caractéristique des changements déclenchés par la pandémie – étroitement liée au phénomène de la montée de l’importance des pouvoirs publics et de celle du territoire – est la centralité prédominante de la question de la sécurité, individuelle et collective. La sécurité devient plus importante que n’importe quels autres intérêts, qu’ils soient financiers, économiques ou même politiques. C’est donc la sécurité qui constitue le facteur prédominant pour les pouvoirs publics, comme pour les populations – qui sont gouvernées et élisent ces mêmes pouvoirs publics-. Ces trois facteurs, pouvoirs publics, territoire et sécurité sont étroitement entrelacés et la pandémie accroit leur importance.  Par conséquent, il n’existe ni conflit, ni contradiction entre la nécessité accrue de la coopération internationale d’une part, et le concept de souveraineté d’autre part, dans la mesure où la souveraineté telle quelle, demande toujours la coopération. Ce sont les États souverains qui sont à même d’améliorer, d’augmenter et de renforcer les actions communes sur le plan international notamment dans les domaines de la santé publique, de la sécurité intérieure et extérieure, et du commerce international.

En ce qui concerne les effets de la pandémie sur la mondialisation, il convient de distinguer la mondialisation des choses de la mondialisation virtuelle. La décentralisation excessive des chaines de productions industrielles a cessé de progresser et commence à se réduire sensiblement. Ce phénomène entraine un raccourcissement des chaines d’approvisionnement et donc une réduction progressive du volume du commerce international des marchandises. Le trafic des données et le mouvement des idées, porté par le commerce des données, s’accroissent rapidement. Les produits, et tous les composants nécessaires à leurs productions, circulent moins, tandis que tout ce qui n’existe que virtuellement se répand à une vitesse jamais connue jusqu’alors. Ce processus est accentué par la digitalisation et l’intelligence artificielle.

La mondialisation des choses se trouve en retrait, mais reste avec nous. Le commerce mondial de marchandise recule, tout comme le commerce des services et le volume global des investissements internationaux. Le raccourcissement des chaines d’approvisionnements est principalement causé par la relocalisation de certaines productions (en priorité celles, qui sont indispensables dans les situations de crise pour la sécurité nationale), par la diversification des sources d’acquisition des matières de base, des demi-produits et des pièces de rechange nécessaires à la production locale et, par le renforcement du stockage afin de réduire les risques découlant des délais de livraisons dans les situations de crise. Ces trois facteurs ; la relocalisation, la diversification des sources et le stockage, aboutissent à la réduction de la mondialisation des choses exprimées premièrement par le volume des mouvements internationaux des marchandises, des services et des capitaux.

La modération du commerce international par rapport à la croissance du PNB mondial et le recul du commerce mondial de marchandise sont des processus qui ont commencé il y a déjà plusieurs années pour des raisons bien connues (développement technologique, prise en compte croissante des aspects de la politique de sécurité, protectionnisme, etc.). Le choc de la pandémie a largement accéléré ce processus déjà en cours. Cependant, la pandémie n’a pas tout changé, elle n’a pas supprimé la mondialisation – contrairement à ce que certains avaient prévu – mais elle a produit une accélération – ou un ralentissement – de certains processus, comme le recul du commerce international, en particulier celui des marchandises. En tout état de cause, la mondialisation subit aujourd’hui une transformation et une restructuration importante, mais se maintient. Le commerce mondial devra être et sera conservé – et nous l’espérons, mieux réglementé – dans l’intérêt non seulement de l’économie mondiale, mais aussi de l’humanité.

Dans le même temps, il est évident qu’il faut renforcer la résilience économique. Cela nécessite la mise en place rapide d’actions visant à modérer certains mouvements internationaux et donc, la mondialisation des choses. Dans la mesure où le renforcement de la résilience est le facteur fondamental du renforcement de la sécurité des États, la sécurité collective devient le facteur central et la considération prédominante dans tous les domaines (y compris économiques, financiers et commerciaux) de l’action politique des États souverains.

Les effets de la crise sont divers et variables, mais ce qui est absolument sûr, c’est que le monde change et qu’il change rapidement. Les effets de la pandémie auront des impacts très différents et inégaux, notamment ils augmenteront les inégalités existantes dans tous les domaines. Les gagnants seront ceux en mesure de s’adapter plus rapidement, plus efficacement que les autres. Ceux qui ne le feront pas seront les perdants. Il est encore trop tôt pour tirer des conclusions définitives concernant les conséquences économiques et géopolitiques de la pandémie, mais la capacité d’adaptation et la rapidité d’action seront certainement des facteurs déterminant de l’avenir, notamment de la compétition entre les États.

Pour l’Union Européenne il faut que les travaux entamés avant la crise, soient accélérés et approfondis. L’Europe doit maintenant démontrer sa capacité d’adaptation et, ce, peut-être même plus vite que les autres. Ce principe, s’applique également pour les États membres, qui, certes sont souverains, mais doivent être capables d’agir ensemble, en particulier dans les situations d’urgence.

En même temps, on peut espérer que l’Union et ses États membres seront également capables de se renouveler et de se renforcer, dans le domaine de la technologie, de la démographie, autrement dit, deux domaines cruciaux et plus largement liés à la culture – et dans un sens plus profond – à l’identité européenne. La technologie comme la démographie sont les deux défis où nous avons perdu déjà beaucoup de poids. Il faut donc renforcer la dimension culturelle de l’intégration européenne, en bref, l’identité européenne ».

János MARTONYI

Ancien Ministre des Affaires étrangères de Hongrie

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