Avant même que Trump ne soit entré en fonction mais bien plus encore depuis son « inauguration », les agressions verbales contre l’Europe se sont développées dans des proportions extraordinaires, marquant une nette aggravation par rapport à ce qui s’était passé lors de son premier mandat : revendications territoriales sur le Groenland et le Canada (dont Charles III d’Angleterre est le souverain), remise en cause de la garantie de sécurité fournie par l’Alliance Atlantique, alignement sur le discours du Kremlin concernant l’Ukraine, menaces de tarifs douaniers sans précédents… Les Européens, pris de court par la radicalité du changement, incrédules sur sa réalité mais malgré tout soucieux de se préparer au pire, ont choisi une ligne ambivalente : ménager l’hypothèse d’une solidarité transatlantique au moins résiduelle mais tirer les conséquences d’une possible rupture de cette même solidarité en se concentrant sur la défense de leurs intérêts propres.
La première urgence est de tout faire pour aider l’Ukraine à résister à l’invasion ou à la vassalisation. Depuis l’humiliation publique infligée au président Zelensky lors de sa visite à la Maison Blanche le 28 février dernier, les Européens ont multiplié les gestes de réconfort et de solidarité avec celui-ci. Plus concrètement, dans la perspective d’un accord de paix dont on a d’excellentes raisons de penser que Vladimir Poutine essayera de le remettre en cause à la première occasion, Britanniques et Français cherchent à constituer une force qui aurait pour mission d’en assurer le respect. Les réunions de concertation se multiplient, au-delà même du cercle des Européens, pour réunir toutes les nations disposées à y participer. On considère néanmoins qu’un tel dispositif ne serait crédible que s’il est soutenu par les Etats-Unis. Ceux-ci, à ce jour, retiennent leur réponse. On ne sait si cette réserve est suspendue au bon aboutissement des efforts en cours ou si elle tiendrait à une intention réelle de laisser les mains libres à la Russie.
A ce stade, on n’en est pas encore là. L’entente intervenue à Djeddah le 11 mars entre les Etats-Unis et l’Ukraine constitue néanmoins une étape importante. Elle a au moins l’avantage d’obliger Vladimir Poutine à se découvrir. Touchons du bois !
La deuxième urgence consiste, pour les pays européens, à reconstituer leurs moyens militaires négligés depuis plus de trente ans. L’augmentation des dépenses correspondantes est déjà sensible. Le niveau de 2% du PIB, fixé par l’OTAN, est maintenant atteint en moyenne. La Pologne et les pays baltes avoisinent même les 5%. Les déclarations américaines de ces dernières semaines ont convaincu les Européens que la relance de leur effort de défense n’était pas qu’une manière de complaire à Donald Trump mais la condition nécessaire pour regagner leur indépendance par rapport aux Etats-Unis. C’est en Allemagne que cette prise de conscience a produit les effets les plus spectaculaires. Avant même sa prise de fonction, Friedrich Merz s’est entendu avec Olaf Scholz pour lancer des emprunts potentiellement illimités destinés à financer les dépenses de défense et pour créer un fonds de 500 milliards d’euros pour stimuler les investissements dans les infrastructures. De son côté, la Commission européenne a annoncé un plan visant à la constitution d’un vivier de 150 milliards d’euros de prêts dans lequel les Etats membres de l’Union pourront puiser pour leur permettre d’accroître rapidement et significativement leurs propres efforts de défense. Les principales lacunes qu’il s’agit de combler concernent le renseignement et la surveillance, les systèmes de protection aérienne et antimissile, les avions de transport lourd et le ravitaillement en vol.
A ce propos, un débat s’est élevé sur l’utilisation de ces crédits. Devait-elle être réservée à des dépenses réalisées à l’intérieur de l’Union ou pourrait-elle servir à des importations en provenance de l’extérieur ? Depuis la décision prise par Donald Trump de couper l’aide militaire et les liens de renseignements avec l’Ukraine, la question s’est brusquement corsée d’une manière qui a rendu nerveux les nombreux pays européens équipés de matériel américain. Près des deux tiers des armes importées par les pays européens de l’OTAN entre 2020 et 2024 proviennent des États-Unis. Une bonne partie de ce total concerne des systèmes, ne serait-ce que les avions, les drones ou les systèmes de défense anti-missiles, qui ne peuvent fonctionner que si le fournisseur assure un service après-vente irréprochable, notamment en pièces de rechange ou en mises à jour logicielles. Ainsi, dans le cas d’une opération américaine visant le Groenland, toute l’aviation danoise pourrait être clouée au sol sur simple décision de la Maison Blanche. C’est dire que la fiabilité de l’alliance avec les Etats-Unis a des conséquences bien au-delà de l’article 5 du traité de l’Atlantique Nord. Mais il est vrai que, dans l’immédiat du moins, la principale victime de l’incertitude est encore l’industrie américaine de l’armement plutôt que ses clients européens… Significativement, la Commission propose finalement que les 150 milliards d’euros servent exclusivement à des achats en Europe (Union + Royaume-Uni + Norvège + Suisse).
La crise de confiance qui frappe aujourd’hui les Etats-Unis s’étend bien entendu à la crédibilité du parapluie nucléaire. Interrogé dernièrement sur le sujet, Donald Trump a tenu des propos plus ou moins évasifs selon les pays concernés, ce qui est évidemment une manière d’instiller le doute sur sa fiabilité en cette matière aussi. Emmanuel Macron avait fait connaître depuis plusieurs mois déjà sa disponibilité pour ouvrir un « débat stratégique » avec les pays européens intéressés par la question de savoir si et comment les capacités de dissuasion nucléaire française pourraient bénéficier à la région. Ces derniers jours, il a réitéré sa proposition. Plusieurs pays européens, dont l’Allemagne, la Pologne et les Etats baltes en particulier qui ont déclaré leur intérêt.
Un troisième sujet concerne la question des tarifs douaniers. L’hôte de la Maison Blanche les aime particulièrement car sur eux repose toute sa stratégie visant à rendre leur grandeur aux Etats-Unis. En augmentant les tarifs, il remplit ainsi les caisses du Trésor public et compense les baisses d’impôts promises par ailleurs. Il protège aussi la production locale et incite les étrangers à investir aux Etats-Unis plutôt que d’y exporter. Néanmoins, tout cela ne va pas sans inconvénients. Les droits supplémentaires désorganisent les chaînes de valeur. Qui plus est, depuis l’arrivée aux affaires de Donald Trump, règne une instabilité maximale tant sur les décisions elles-mêmes, annoncées, annulées, reportées, modifiées, que sur les intentions, notamment celle d’imposer une exacte réciprocité des droits, pays par pays et produit par produit, c’est-à-dire un casse-tête à gérer et accessoirement la remise en cause de deux siècles de pratique internationale fondée sur le principe de la nation la plus favorisée.
Dans un monde où les agents économiques ont besoin d’un environnement normatif aussi stable et prévisible que possible pour déterminer comment conduire leurs activités et où diriger leurs investissements, la situation qui prévaut depuis la mi-janvier est extrêmement inhibante. Si on la replace dans le contexte général, celui de la remise en cause des équilibres constitutionnels aux Etats-Unis, du retour en arrière de la mondialisation, du renversement des alliances entre la Russie et l’OTAN, c’est la perspective d’un monde indéchiffrable qui semble bien se dessiner. De ce fait, au moment où la valeur refuge traditionnellement associée au dollar tend à s’éroder, les responsables de l’allocation des capitaux à travers la planète sont à la recherche d’un point fixe. Ils en arrivent à penser que l’Europe, le continent qui envisage maintenant sérieusement de mettre en place son Union de l’épargne et de l’investissement et qui, pour financer son réarmement, programme de lancer près de mille milliards d’emprunts sur les prochaines années, l’Europe est sur la voie de devenir à brève échéance un marché aussi vaste, aussi sûr et aussi liquide que celui des Etats-Unis et donc de lui servir d’alternative crédible.
Le statut de principale monnaie de réserve mondiale impose des devoirs que l’administration Trump croit visiblement pouvoir se permettre d’ignorer. Actuellement, le dollar représente 57% des réserves mondiales et l’Euro, 20%, le reste du monde se partageant les miettes. Les gestionnaires de réserves, soucieux de se diversifier, pourraient bien commencer à se porter, peut-être même massivement, sur les obligations européennes.
En vérité, si l’Europe ne manque pas d’atouts, elle manque de confiance en elle. Culpabilisée au fond d’elle-même par les abominations de la Seconde Guerre mondiale et par le poids de son passé colonial, elle encaisse avec un patient fatalisme les commentaires dépréciatifs dont elle fait volontiers l’objet. En général, ceux-ci sont distillés insidieusement mais depuis peu, on les entend s’amplifier. Vladimir Poutine clame son immense mépris pour ce ramassis de petites nations incapables de s’organiser efficacement. James David Vance, infatué de supériorité matérielle et morale, n’hésite pas à la sermonner sur la liberté d’expression et à dénigrer son rôle dans les interventions militaires extérieures. Il est grand temps d’envoyer paître ces improbables donneurs de leçons.
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