Angela Merkel vient de publier ses mémoires dans lesquels elle évoque les jours heureux où elle présidait à l’insolente prospérité allemande. C’est bien connu, celle-ci reposait alors sur trois piliers : l’énergie bon marché grâce au gaz russe, le vertigineux surplus commercial grâce à l’inépuisable débouché chinois et la sécurité quasi gratuite grâce à la bienveillante protection américaine. Coup sur coup, les trois piliers se sont, sinon effondrés, du moins dangereusement lézardés. L’invasion de l’Ukraine a immédiatement conduit à une avalanche de sanctions qui ont rapidement provoqué l’interruption presque complète de l’approvisionnement en hydrocarbures en provenance de Russie et par voie de conséquence, l’envol des prix de l’énergie. Le développement accéléré – et largement subventionné – des technologies vertes en Chine a métamorphosé ce marché de cocagne en concurrent redoutable, notamment (mais pas seulement) sur le segment si sensible de la voiture électrique. Enfin, l’élection de Donald Trump est venue confirmer la hantise, jusque-là diffuse, que la garantie américaine n’allait plus être, dans la période qui s’ouvre, ni aussi solide ni aussi gratuite que durant les soixante-quinze dernières années. Il aura suffi de trois ans pour que le paysage soit complètement bouleversé.
En fait, la crise allemande est encore beaucoup plus large.
Il faut en effet ajouter au tableau la perspective tout à fait vraisemblable d’une guerre commerciale. La menace de Donald Trump d’imposer bientôt de nouveaux droits de douane aux produits importés – qui pourraient atteindre 20% – doit s’apprécier en considérant l’importance du débouché américain pour l’industrie allemande. Depuis 2015, Washington a remplacé la France comme principal partenaire commercial de l’Allemagne et a continué à gagner en importance à mesure que la Chine a massivement réduit son appétit pour les produits allemands et que les sanctions ont affecté les ventes à la Russie. Les importations allemandes en provenance des États-Unis ayant augmenté à un rythme beaucoup plus lent, l’excédent commercial de l’Allemagne avec les États-Unis a atteint un record de 63,3 milliards d’euros en 2023. C’est dire qu’outre Rhin, on se sent dans le viseur de la Maison Blanche. D’ores et déjà, les entreprises, anticipant sur la prochaine prise de fonction du quarante-septième président, se retiennent d’investir et reportent leurs engagements les plus importants. Les plus grandes délocalisent même leur production aux Etats-Unis, amplifiant un mouvement amorcé ces dernières années à la suite de l’Inflation Reduction Act du Président Biden.
Plus généralement, les déboires récents de l’Allemagne surviennent dans un pays qui doit faire un effort considérable de remise à niveau de son appareil de défense, un pays où toutes les infrastructures sont très dégradées à la suite de vingt-cinq années de sous-investissement public, un pays marqué par un retard préoccupant dans la numérisation des entreprises, un pays de déclin démographique mais de refus d’immigration et donc handicapé par des pénuries et des surcoûts de main d’œuvre. Aussi bien, la croissance allemande s’est pratiquement arrêtée depuis 2018 et ne donne pas de signe de reprise mais plutôt de ralentissement supplémentaire. La production industrielle en particulier reste inférieure de 10% au niveau qu’elle avait atteint avant la crise des subprimes, il y a dix-huit ans. Et parallèlement, les investissements directs étrangers sont en forte baisse. Dans le secteur manufacturier, Volkswagen envisage des fermetures d’usines sur le sol national pour la première fois de son histoire. L’entreprise ThyssenKrupp, 212 ans, symbole de la puissance industrielle allemande, est quant à elle embourbée dans une bataille au sein de son conseil d’administration sur l’avenir de sa division sidérurgique, qui met en péril des milliers d’emplois. Le fabricant de pneumatiques Continental cherche à se séparer de sa division automobile en difficulté, évaluée à 20 milliards d’euros. En septembre 2024, le chantier naval familial Meyer Werft, vieux de 225 ans, a enfin évité de justesse la faillite grâce à un renflouement public de 400 millions d’euros.
Rien d’étonnant, dans un tel contexte, que l’opinion soit sensible aux sirènes des partis populistes. En septembre 2024, le parti Alternative pour l’Allemagne (AfD) a ainsi presque remporté les élections régionales dans le Brandebourg. Il s’agit de la troisième bonne performance consécutive du parti, après sa première place en Thuringe et sa deuxième place en Saxe. Si l’on ajoute à ce vote celui de l’Alliance Sahra Wagenknecht (BSW), on obtient environ un tiers des Allemands – et bien plus encore dans l’est du pays – qui votent pour des partis populistes farouchement anti-immigration, hostiles à l’OTAN et déterminés à couper l’aide à l’Ukraine.
Ces souffrances sont en bonne partie auto-infligées. Elles doivent beaucoup au « frein à la dette », cette règle introduite dans la Loi Fondamentale en 2009 qui plafonne la dette de l’État fédéral à 0,35% du PIB et interdit aux Länder d’en contracter aucune. Dans un pays qui tient volontiers l’endettement pour une faute morale, la préférence maladive pour l’austérité qui en découle est sans doute pour beaucoup dans l’état de stagnation où le continent s’est installé au moins depuis la crise des subprimes et celle de l’euro qui lui a succédé.
Aujourd’hui, cette frilosité n’est vraiment plus de saison. Il est heureux que ce soit en Allemagne même qu’elle soit en train de faire la démonstration de ses inconvénients. De plus en plus nombreuses sont les voix qui le constatent, à commencer par celle d’Angela Merkel, la chancelière qui a parrainé cette réforme constitutionnelle et qui, aujourd’hui la juge inadaptée à la situation présente.
Il faut une majorité des deux tiers pour réviser la constitution. Le SPD et les Verts sont favorables à l’assouplissement du frein. Les Libéraux s’y opposent. A la CDU, les esprits sont partagés même s’ils évoluent timidement en faveur de la réforme. Pour les élections fédérales qui doivent se tenir le 23 février prochain, les sondages donnent à ces derniers une forte avance. Quant à l’électorat, il continue de soutenir le maintien du frein, à une majorité qui se réduit néanmoins régulièrement depuis un an. Les paris sont donc largement ouverts mais la barre à franchir est élevée.
Il faut d’autant plus croiser les doigts que l’affaire aura des répercussions bien au-delà de l’Allemagne. L’avenir de l’Europe est pour une bonne part suspendu à la mise en œuvre de vastes programmes d’investissement dans tous les domaines : défense et sécurité, changement climatique, adaptation industrielle, infrastructures etc.
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