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IMPRESSIONS DE BERLIN : Plongée dans une Allemagne à la recherche de nouveaux repères

13 juillet 2022

Par Philippe COSTE, Ancien Ambassadeur

Impressions de Berlin : Jean-Pierre Raffarin et la Fondation Prospective et Innovation étaient à Berlin ces jours derniers : des nombreux contacts qu’ils ont pu avoir, se dégage l’impression d’une Allemagne profondément désorientée et cherchant fébrilement de nouveaux repères.

 

Visiblement, outre Rhin beaucoup plus que de ce côté-ci du fleuve, la guerre en Ukraine est vécue comme un traumatisme. Elle affecte tout le paysage du moment : politique, économique, social et peut-être même philosophique et moral. Après quelques hésitations et tâtonnements, le Chancelier Scholz a su gérer au mieux les aspects internationaux de la crise mais aujourd’hui sa grande hantise, ce sont les répercussions qu’elle risque d’entrainer sur la situation intérieure et, plus précisément, l’impact que le développement du conflit va avoir sur l’équilibre de la coalition, sur l’économie, sur la cohésion sociale et, plus profondément, sur l’idée que l’Allemagne se fait de son rôle dans le monde.
Au lendemain de l’invasion russe, le Chancelier a parlé de « zeitenwende » ou « grand tournant » pour qualifier la réaction de l’Allemagne à l’événement. Face à une initiative aussi inattendue et aussi dérangeante, il ne pouvait être question de continuer comme avant. C’est ainsi qu’ont été annoncés, entre autres remises en cause, la création d’un fonds de 100 milliards d’euros pour la défense, l’interruption de la mise en service du gazoduc Nord-Stream II, les livraisons d’armes à l’Ukraine, l’introduction de quelques souplesses dans le retour à la discipline budgétaire. Le contrat de coalition restant la bible des rapports entre les trois partis de la coalition, on pouvait dire que, jusqu’à présent, les sacrifices demandés à chacun étaient équitablement répartis : l’effort de défense aux pacifistes du SPD, le recours au charbon, aux écologistes des Verts, la réouverture du débat sur la rigueur aux orthodoxes du FDP. Chacun des trois partenaires avait avalé son lot de couleuvres : pour l’instant, la coalition tenait. Mais qu’allait-il en être pour la suite ?

 

Le prix du gaz menace de devenir une bombe à retardement. Les opérations de maintenance de Nord Stream I, prévues de longue date, doivent conduire à interrompre pour une dizaine de jours ce qui représente encore 35 % de l’approvisionnement gazier de la République fédérale. Mais une fois qu’elles seront terminées, le 22 juillet, le flux reprendra-t-il normalement ? Depuis quelques mois, le fournisseur russe a multiplié les prétextes pour le restreindre. Il pourrait éviter d’en rétablir la circulation. Sans être une certitude, c’est une éventualité considérée, à tort ou à raison, comme la plus probable, avec des effets – ajoutés à la pénurie déjà sensible des composants électroniques – décrits comme dévastateurs : rationnement, interruption de nombreuses productions, multiplication des mises au chômage partiel, risques de faillites. Dans l’ensemble, on redoute une chute du PIB qui pourrait être de l’ordre de 12 %. En plus de l’Allemagne, incontestablement le pays le plus touché, d’autres Européens ne seraient pas à l’abri : Autriche, République tchèque, Italie et France notamment, avec un effet récessif inévitablement cumulatif.

 

Le Chancelier Scholz, élu l’automne dernier sur un programme social, se trouve pris à contrepied. Le spectre des Gilets jaunes hante les esprits. Sa cote de popularité et celle du SPD est orientée à la baisse. Les élections en Rhénanie-Westphalie, le plus important des länder, ont été mauvaises. Néanmoins, si sa lenteur et son manque de communication impatientent, sa manière de tenir une ligne réfléchie est comprise et appréciée. En vérité, dans les circonstances présentes, les Allemands ne voient guère qui pourrait faire mieux.
Au-delà des menaces qui planent sur la situation intérieure, et qui sont naturellement les plus pressantes, c’est aussi tout le positionnement international de l’Allemagne que la guerre en Ukraine remet en question. Depuis Willy Brandt et sa politique d’ouverture à l’Est qui a fini par déboucher sur l’effondrement de l’Union Soviétique, l’idée s’est imposée outre Rhin que le développement du commerce avec les pays autoritaires, voire totalitaires, ne pouvait pas manquer d’avoir aussi une vertu politique : amener les dictatures à s’assouplir, à se modérer, à évoluer vers des formes de consensus mondial. Dans les dernières décennies, Gerhard Schröder et Angela Merkel se sont attachés à développer sans relâche les relations économiques de la République fédérale notamment avec la Russie et la Chine. L’heureuse alliance des bonnes affaires et de la bonne conscience était trop satisfaisante pour que les responsables concernés, gouvernement comme industriels, se préoccupent des nombreux signes de raidissement qui s’accumulaient dans le même temps. C’est cette très confortable illusion qu’a ruiné l’invasion de l’Ukraine.

 

Et puisque l’Allemagne ne peut plus échapper à la réévaluation de son positionnement international, il lui faut s’interroger aussi sur sa relation avec les Etats-Unis. L’invasion de l’Ukraine a jeté les Européens dans les bras de l’Amérique. Celle-ci fait à nouveau figure de sauveur universel, qu’il s’agisse de garantie stratégique ou d’approvisionnement en pétrole et en gaz. Néanmoins, et c’est bien normal, la Maison Blanche a ses propres priorités. Pour elle, l’adversaire principal n’est pas la Russie mais la Chine. Sans surprise, elle tâche donc d’enrôler les Européens dans sa croisade. En réponse, ceux-ci ne peuvent faire prévaloir leurs vues propres que s’ils se présentent ensemble.

 

***

 

Dans le désarroi ambiant, la réaction entendue est partout la même : il faut impérativement plus d’Europe. La relation franco-allemande en est naturellement le coeur. Même si, après une phase de « Macron-mania », une certaine perplexité s’est faite jour après les législatives françaises, les responsables allemands de la nouvelle coalition sont particulièrement bien disposés à l’égard de leurs homologues français. C’est le cas du SPD, beaucoup plus attiré par le positionnement de « Renaissance » que par celui du PS (sans parler de la NUPES). C’est aussi, et peut-être plus encore, le cas des Verts allemands. Sur la plupart des sujets d’actualité, leurs positions sont très proches des nôtres ; c’est avec eux que la compréhension mutuelle est la plus immédiate. Ils ont d’ailleurs été choqués de l’alliance conclue entre les Verts français et les Insoumis.

 

La coopération bilatérale, si essentielle soit-elle, ne doit certes pas cesser d’être très attentive aux susceptibilités des autres États membres de l’Union, de prendre soigneusement en compte leurs points de vue et de naviguer entre leur méfiance d’un « directoire » franco-allemand et leur impatience lorsque le « moteur de l’Europe » est en panne. C’est une question de doigté et de circonstances. Le voyage à Kiev, ensemble, de Macron, Scholz et Draghi a été très apprécié, notamment des Polonais et des Baltes. Il y a trois ans, Emmanuel Macron a reçu Xi Jinping avec Angela Merkel en prenant soin d’inviter aussi Jean-Claude Junker : l’opération a été dans l’ensemble, bien comprise.
D’autre part, entre deux États si dissemblablement organisés, l’un très centralisé, l’autre très décentralisé, la coopération bilatérale ne peut progresser qu’en tenant le plus grand compte des particularités de chacun. En France, tout ce qui compte remonte au Président. En Allemagne, le Chancelier occupe une position d’arbitre plutôt que de décideur. Ce sont les ministres qui décident, chacun pour ce qui concerne les affaires de son département ; c’est seulement en cas de conflit entre ministres que le Chancelier est amené à trancher. Encore ne s’y résout-il qu’en tout dernier recours, d’où l’impression parfois donnée d’une tendance allemande à procrastiner.

 

Le Chancelier allemand doit aussi compter avec de nombreux et puissants contre-pouvoirs : les deux Chambres du Parlement, nettement plus présentes dans le débat politique allemand que leurs homologues françaises, du moins jusqu’à présent, et les länder, dont les compétences sont beaucoup plus étendues que celles des régions françaises et qui sont sur certains sujets, les vrais interlocuteurs opérationnels des ministères parisiens.

 

Dans ces conditions et avec ces précautions, il faut s’attacher à dégrossir les sujets en bilatéral franco-allemand pour mieux les faire progresser au niveau européen, à Vingt-Sept. Les sujets en question ne manquent pas. Sur la Chine, les Français pourraient utilement débattre avec les Allemands de la mise à jour de leur stratégie ; sur cette base, un voyage à Pékin du Président et du Chancelier, ensemble, pourrait être organisé. Sur l’Afrique, les deux parties sont complémentaires : les Français, meilleurs connaisseurs, les Allemands, insoupçonnables d’ingérence néo-colonialiste. Ils devraient poursuivre plus avant la coopération déjà entamée. Il faut aussi approfondir le concept d’autonomie stratégique européenne : profiter de la présence, en ce moment, d’une administration américaine particulièrement ouverte aux points de vue européens pour dissiper la méfiance toujours répandue à Washington et dans diverses capitales européennes sur les risques de « duplication » avec l’OTAN que ce concept pourrait faire peser. Mais, la meilleure façon de faire entendre la voix de l’Europe dans le duo qui s’établit entre les Etats-Unis et la Chine est encore de parler d’une seule voix en franco-allemand sur le climat : la survie de la planète est le seul vrai et grand sujet, celui qui permet de rallier beaucoup de pays et, parmi ceux-ci, toutes les générations.

 

Il n’est pas jusqu’à la question de l’Euro qui pourrait progresser dans la direction évoquée par Emmanuel Macron dans son discours de la Sorbonne. Déjà, Robert Habeck, le très actif et médiatique ministre Vert de l’économie, de l’énergie et du climat, a appelé de ses voeux une plus grande solidarité des européens en matière énergétique : écho remarqué aux appels, naguère répétés, des pays du sud en direction de ceux du nord dans le domaine monétaire. Au SPD, on nous a dit que le débat était maintenant bien ouvert entre ceux qui entendent remettre en place une stricte discipline fiscale et ceux qui plaident pour une plus grande solidarité européenne… A suivre donc.

 

Par Philippe COSTE, Ancien Ambassadeur

 

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