- Emmanuel Macron a effectué une visite d’Etat en Allemagne dans un contexte où le couple franco-allemand peine à maintenir une entente.
- Les différends profonds sur certaines questions sont le fruit d’approches différentes, héritées de leur histoire propre.
- Les deux parties doivent surmonter ces divergences, car seul un couple franco-allemand performant garantira l’avenir de l’Europe.
Entre un voyage en Nouvelle-Calédonie et divers soucis de politique intérieure, Emmanuel Macron a consacré trois jours pleins à une visite d’État en Allemagne. Le 24 avril 2024, dans un discours où il a détaillé sa vision de l’Europe – le deuxième « discours de la Sorbonne » –, il avait fixé les enjeux de sa rencontre avec les principaux dirigeants allemands : le Vieux Continent se trouve face à des défis colossaux qui remettent en cause simultanément sa sécurité et sa prospérité à un moment où la montée des populismes et des extrémismes altère sa capacité de réaction ; ces défis ne pourront être relevés que sur la base d’une entente franco-allemande. Celle-ci ne constitue sans doute pas une condition suffisante, mais elle en est le préalable indispensable.
Il faut bien prendre, en effet, la mesure de ces défis. Côté sécurité, l’agression russe sur l’Ukraine a montré à quel point l’Europe, qui a réduit au minimum ses dépenses militaires depuis trente ans, était incapable de se défendre elle-même. Ses lacunes, quantitatives et qualitatives, en matériels et en personnel, sont abyssales : les combler suppose beaucoup d’argent et de longs délais. Comme toujours, la plupart des Etats membres compte sur les Etats-Unis pour leur venir en aide, mais le calcul est fragile : non seulement parce que la victoire de Donald Trump en novembre prochain pourrait bien tout remettre en question mais parce que, de toutes façons, aux yeux de l’Amérique, l’enjeu européen s’amenuise lentement mais sûrement alors que le défi lancé par la Chine ne cesse de l’obséder. Côté prospérité, l’Europe a le plus grand mal à faire face en même temps à tous les besoins qui l’assaillent. Outre la remise sur pied de sa défense, elle doit aussi financer la transition climatique et desserrer la contrainte énergétique, stopper la dégradation de sa compétitivité et retrouver sa capacité d’innovation, notamment en matière technologique, tout cela sans parler de la nécessité de concilier son déficit démographique avec sa politique migratoire.
Face à un si vaste programme, force est de constater qu’après les trois jours qu’il a consacré à sa visite d’État outre Rhin, Emmanuel Macron n’est pas encore parvenu à ébranler l’immobilisme de son principal interlocuteur. Exemple typique en matière de défense : lorsque notre Président a annoncé, à la conférence de presse conjointe du 28 mai, que l’Ukraine pourrait désormais utiliser des armes livrées par la France contre des cibles situées en territoire russe, Olaf Scholz s’est prudemment abstenu de prendre position. En revanche, il s’est empressé de suivre Joe Biden sur ce même terrain deux jours plus tard, une fois que celui-ci eut lui-même franchi le pas. Comme quoi Berlin continue de juger plus sûr d’aligner ses positions sur Washington plutôt que sur Paris. Même conservatisme en matière économique. Parmi les diverses idées qui se débattent en Europe sur la meilleure manière de relancer l’investissement, Emmanuel Macron s’est fait à Dresde l’avocat d’un doublement du budget européen. Olaf Scholz, toujours vent debout contre toute idée qui pourrait ouvrir la voie à une union de transferts, s’est gardé de réagir.
Il est vrai que, parmi ses partenaires de la coalition au pouvoir à Berlin, les libéraux du FDP font, ces temps-ci, une telle surenchère aux économies budgétaires qu’elle menace la cohésion du gouvernement et rend plus difficile au chancelier de prendre des initiatives. Plus profondément, en Allemagne, le vieillissement de la population s’ajoute à un fond culturel moralisateur pour nourrir une méfiance tenace à l’égard de tout ce qui ressemble à un déficit ou à une dette. Cette conception particulièrement frileuse de la vie économique est consacrée au plus haut niveau : un frein à la dette a fait l’objet d’une disposition spécifique introduite dans la Loi Fondamentale en 2011 et le Tribunal Constitutionnel de Karlsruhe veille inflexiblement à la faire respecter. Sans surprise, la France, qui, elle, n’en finit pas de dépenser à crédit, y est soupçonnée, ou carrément taxée, de chercher à faire régler ses factures par ses voisins, au premier rang desquels, naturellement, la République Fédérale.
C’est là sans doute le nœud du problème franco-allemand. L’Allemagne a, dans le passé récent, bâti une insolente prospérité sur une série de paris hasardeux fondés sur des hypothèses discutables dès le départ et dont la suite de l’histoire a montré la fausseté. Et le tort de la France, brocardé, il est vrai pour ses comportements de « cigale » au point de perdre confiance en elle-même, consiste à s’être mis à la remorque de son partenaire et finalement d’acquiescer à ces sophismes. Ainsi n’avons-nous pas eu la force de contester l’irénisme allemand et l’abandon au gaz russe qui en découlait ; de même nous ne nous sentons pas la force de mettre en garde contre une trop grande dépendance à la Chine du commerce extérieur allemand ; et encore moins n’avons-nous eu, depuis longtemps, la force de combattre les choix systématiquement déflationnistes opérés lors de la crise de l’Euro et répétés lors de la flambée inflationniste de 2022-2024, des choix qui ont entraînés l’actuel décrochage économique de l’Europe et la montée des populismes qui empoisonne aujourd’hui tout le continent.
Aujourd’hui, la valeur du « modèle allemand » a commencé à faire l’objet d’une sérieuse révision, mais pas au point d’amener notre partenaire privilégié à se remettre en question. La visite d’État d’Emmanuel Macron en porte témoignage. Les deux textes publiés à son issue (les conclusions du Conseil franco-allemand de défense et de sécurité et le Nouvel Agenda pour stimuler la croissance et la compétitivité dans l’UE), sont riches d’idées générales auxquelles on ne peut que souscrire, mais le plus souvent exprimés sur le mode optatif. Surtout, ils sont moins éloquents par ce qu’ils ne disent que par ce qu’ils taisent : pas un mot sur le doublement du budget communautaire ou un emprunt commun des Vingt-Sept pour financer les dépenses en matière de défense. Pas un mot non plus sur l’objectif d’une défense européenne. Les propositions concrètes et novatrices ne sont décidément pas du goût de l’Allemagne.
C’est dire qu’à l’heure des périls, le moteur de l’Europe que forment ensemble Français et Allemands peine à redémarrer. Est-ce pour autant si préoccupant ? On dit souvent que si l’entente entre les deux partenaires ne suffit pas à entraîner les Vingt-Sept, néanmoins sans elle, rien n’est possible. L’expérience des cinq dernières années, celle de la Covid, celle de l’agression de l’Ukraine et celle de la guerre commerciale entre la Chine et les Etats-Unis, pourrait suggérer le contraire. Avec ce moteur franco-allemand si poussif, l’Europe s’est tout de même considérablement transformée et en particulier, les idées longtemps portées par la seule France ont beaucoup progressé dans les esprits à Bruxelles : sur l’Europe « stratégique », sur la politique industrielle, sur la fin de la naïveté commerciale, sur la défense commune… En effet, ces transformations méritent d’être saluées. Néanmoins, si remarquables soient elles, celles-ci n’apportent que des nuances au raisonnement d’ensemble : pour la bonne marche de l’Europe, rien ne vaut un moteur franco-allemand performant.
Philippe COSTE
Ancien Ambassadeur
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