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Le 19 février 2024, Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne et présidente du Parti populaire européen (PPE), a officiellement annoncé candidater à sa propre succession pour un second mandat. Cette annonce intervient dans un contexte où elle semble plus proche que jamais de Giorgia Meloni, actuelle cheffe du gouvernement italien mais aussi présidente du parti des Conservateurs et Réformistes Européens (CRE). Cette proximité entre Ursula von der Leyen et Giorgia Meloni, en apparence mutuellement bénéfique, illustre l’ascension des partis d’extrême droite et leur rapprochement avec les droites traditionnelles au sein du Parlement européen, le cas du CRE illustrant bien cette tendance.
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Tout d’abord, il apparaît crucial de revenir sur le contexte des élections européennes de 2024. Ces dernières auront lieu du 6 au 9 juin dans les 27 États membres de l’UE. 720 eurodéputés seront élus pour un mandat de cinq ans, qui à leur tour, éliront le nouveau président de la Commission. À l’heure actuelle, le Parlement est dominé par deux partis principaux : le PPE, qui dispose de 182 sièges, et l’Alliance progressiste des socialistes et démocrates (S&D) et ses 154 députés.
Parmi les sept principaux partis européens, trois sont affiliés à la droite ou à l’extrême droite. Il y a d’abord le PPE qui comprend Les Républicains (LR), l’Union chrétienne-démocrate d’Allemagne (CDU) et Forza Italia (FI) en Italie. Le groupe Identité et démocratie (ID) compte le Rassemblement National (RN), la Lega en Italie, dirigée par Matteo Salvini, ainsi que le Parti pour la liberté (PVV) aux Pays-Bas. Enfin, le CRE inclue Fratelli d’Italia (FdI) de Meloni, ainsi que le parti polonais Droit et Justice (PiS).
Les deux partis italiens de FdI et de la Lega appartiennent à des groupes différents, ce qui affecte la dynamique du Parlement européen. Selon les sondages, le CRE et ID devraient occuper les troisième et quatrième position en termes de députés à Bruxelles. ID, notamment grâce au RN, devrait remporter un grand nombre de sièges, tandis que la Lega ne devrait en obtenir qu’une dizaine. En revanche, Meloni émerge comme un acteur majeur à surveiller, son parti étant sur le point de remporter environ trente élus, la plaçant ainsi parmi les principaux leaders du Parlement. Son impact ne se limite pas seulement au groupe CRE, mais est aussi visible au sein de l’Union et sur ses politiques internationales.
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En effet, Giorgia Meloni a fortement influencé l’orientation politique du CRE, un parti historiquement ancré à l’extrême droite, en le dédiabolisant et en le transformant en un mouvement plus modéré. FdI, sous sa direction, est passé d’un parti populiste à un parti plutôt conservateur. Cette évolution, observée depuis quatre ans, représente un repositionnement loin du post-fascisme initial du parti, et du populisme de la Lega. Il pourrait être comparé à une version réformée et « droitisée » de LR ou bien à un RN « centrisé ». Cependant, si Meloni s’est notamment « européanisée » sur les questions internationales, elle n’a pas fait évoluer sa position sur certains sujets sociétaux, tels que l’avortement.
Ce changement de ligne politique de FdI impacte donc l’orientation politique du CRE. Suite notamment au Brexit, il a connu des fluctuations dans son attitude à l’égard de l’UE, passant d’un euroscepticisme fort (allant jusqu’à vouloir proposer un référendum sur la sortie de l’UE) à une position plus franchement anti-européenne, avant d’adopter une approche plus conciliante après 2020. Ainsi, le CRE et Giorgia Meloni cherchent désormais à s’engager davantage avec les institutions européennes, marquant ainsi un changement significatif dans son orientation politique. Dans l’ensemble, le CRE cherche à se distinguer du groupe ID, notamment par son positionnement libéral sur les questions économiques et son atlantisme. Cependant, s’agissant des questions migratoires et des valeurs sociétales, le CRE partage des points communs avec ID.
L’accession de Meloni au pouvoir a indéniablement influencé la position des autres membres de son groupe, sa position étant souvent perçue comme représentative du CRE. Par exemple, le PiS polonais et Vox en Espagne ont alterné entre des positions pro et anti-européennes, pour aujourd’hui suivre la ligne italienne, notamment sur la question du soutien à l’Ukraine et à l’OTAN.
De plus, le parti FdI exerce une influence particulièrement marquée au sein du CRE, n’hésitant pas à faire de nombreuses propositions. Par exemple, dans le domaine de la pêche, des projets tels que le rapport sur la reconstitution des stocks halieutiques en Méditerranée, déposé en 2021, illustrent bien cette tendance. De même, en février 2024, à l’initiative de FdI, le CRE a fait appel devant la Cour de Justice de l’UE (CJUE) pour s’opposer au « règlement de contrôle » de la pêche. Action qui a finalement porté ses fruits puisqu’elle a abouti à une requête juridique fructueuse.
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Par ailleurs, quel impact le groupe CRE dirigé par Meloni a-t-il sur l’organisation du Parlement européen ? Cette question suggère une possible expansion de ce groupe. Cependant, venant du PPE, une telle transition serait délicate en raison de la forte influence de ce dernier, ce qui rendrait peu probable l’adhésion de ces membres. Bien que leur chef, Manfred Weber, montre un intérêt pour l’intégration de la présidente du Conseil des ministres d’Italie, la CDU s’y oppose en raison de son association avec le post-fascisme. De plus, la coopération entre le PPE et le groupe de Meloni sur certains sujets, facilitée par ses relations avec Weber et von der Leyen, demeure limitée pour les mêmes raisons que son intégration. Quant à l’absorption de membres de ID, les sondages actuels montrent une égalité de résultats avec le CRE aux élections de juin, incitant les partis à observer avant de prendre position. Malgré leurs différences idéologiques, ces partis peuvent coopérer, mais une fusion demeure peu probable.
La montée en puissance de Meloni et son influence peuvent également entraîner la formation de coalitions et autres jeux d’alliances politiques. En effet, il est probable d’assister, à la suite des élections de juin, à une majorité alternative où le PPE n’aurait pas besoin du soutien des socialistes. Pour cela, il faudrait gagner le soutien du PPE (qui serait plus enclin à des alliances de circonstances selon les projets de loi votés), du CRE et de quelques députés « électrons libres ».
Actuellement, nous observons une phase de normalisation, comme en Espagne où les deux partis traditionnels reprennent du terrain. Meloni a pris la place de Forza Italia, tandis qu’en Grèce, le parti traditionnel a regagné en popularité. En Allemagne, l’AFD n’est plus considéré comme nouveau dans le paysage politique. Peu de pays verront l’émergence de nouveaux partis, contrairement à 2019. Aujourd’hui, nous assistons à une normalisation du système politique, bien qu’il ne soit pas certain que cela perdure au niveau des partis. Des alliances pourraient se former sans bouleverser l’équilibre actuel. La droite européenne gagnera en puissance, mais les changements ne seront pas considérables.
La logique de compromis est inhérente au fonctionnement de l’UE de longue date, mais elle devrait être davantage orientée vers des partenariats avec la droite si les élections de juin débouchent sur une montée des partis d’extrême droite. Dans ce contexte, Ursula von der Leyen aura besoin de Meloni et de sa force émergente pour s’assurer une coalition stable et ainsi avancer sur ses projets. De ce fait, le nouveau mandat du futur président de la Commission devrait être davantage orienté vers les enjeux de sécurité, au détriment du Green Deal. Par ailleurs, notons que certains groupes comme le CRE pourraient être tentés d’intégrer de nouveaux partis ou des indépendants comme le Fidesz hongrois de Viktor Orban.
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Enfin, il est indéniable que l’ascension du parti FdI et de Meloni impacte de manière croissante le Parlement, qui ne fera que se renforcer après les élections de 2024. Cet impact se fait sentir non seulement au sein du CRE, mais aussi au Parlement européen par le biais des politiques internes et externes du CRE.
Giorgia Meloni est particulièrement influente à Bruxelles, en particulier sur les sujets d’immigration. Sa vision de la crise migratoire et de la gestion des frontières pourrait même être considérée comme l’une des lignes directrices pour l’UE à ce sujet. Lors du sommet Italie-Afrique de Rome, les 28 et 29 janvier 2024, axé principalement sur ces enjeux, les principaux dirigeants européens étaient présents, dont la présidente du Parlement européen, le président du Conseil européen et, bien sûr, la présidente de la Commission européenne. Un lien fort avec cette dernière permet donc de relayer les positions de Meloni, notamment en matière d’immigration, au sein des instances dirigeantes. Par exemple, citons l’accord signé entre la Tunisie et l’UE en juillet 2023 sur cette question, ainsi que le déplacement en septembre 2023 de la présidente de la Commission à Lampedusa pour annoncer un plan de soutien à l’Italie dans cette crise, avec des éléments de langage empruntés à Meloni.
Par ailleurs, afin de se rapprocher de la vision italienne, Meloni a adopté une position pro-européenne et atlantiste. Son programme promeut plus d’intégration européenne en Italie et dans le monde. Sa position est résolument pro-américaine, défendant les valeurs de l’Occident, tout en plaçant l’État-nation au centre de ses préoccupations. Son positionnement est donc moins en faveur de l’intégration européenne que celui du PPE, qui prône une Europe fédérale, mais reste tout de même pro-européen. Une relation solide avec les États-Unis permet à l’Italie de se positionner au même niveau que Berlin et Paris.
Il est bon de rappeler que l’Italie se situe au croisement de trois axes stratégiques : l’UE, la relation transatlantique et la Méditerranée, et Giorgia Meloni s’efforce d’intégrer ces trois piliers à sa politique extérieure. Bien que remise en question dans les années 2010, surtout par le Movimento Cinque Stelle, la relation transatlantique a de nouveau le vent en poupe. Notons en outre que le PiS et FdI se retrouvent tous deux dans le CRE, car ils aspirent chacun à être les meilleurs alliés des États-Unis au sein de l’UE – une position qu’ils estiment d’ores et déjà occuper.
Le CRE, et en particulier la cheffe d’Etat italienne, s’est démarqué par son orientation atlantiste, notamment à travers le fort soutien qu’elle a affiché en faveur de l’Ukraine. A titre d’exemple, l’influence de Meloni au sein du CRE et du Parlement européen s’est manifestée le 1er février 2024, lorsqu’elle est parvenue à persuader le Premier ministre hongrois de renoncer à son veto sur la ratification du budget européen, prévoyant un paquet d’aide à hauteur de 50 milliards d’euros pour l’Ukraine, entre autres.
L’idée d’une « Europe Puissance » plus affirmée sur l’échiquier géopolitique mondial, très en vogue à Bruxelles, résonne également à Rome. Bien que toutes les parties s’accordent dorénavant sur la nécessité d’une autonomie stratégique européenne, la question reste de savoir par quels moyens y parvenir tout en maintenant de bonnes relations avec tous les partenaires. A titre d’exemple, la France et l’Italie privilégient davantage les relations avec l’Inde plutôt que la Chine, contrairement à l’Allemagne.
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En conclusion, l’ascension de Giorgia Meloni et de FdI a un impact significatif sur la scène politique européenne et sur les élections de juin, illustrant un rapprochement entre les droites et les extrêmes droites au Parlement européen. Cette tendance est très bien illustrée par la progression du CRE et met en lumière l’influence croissante de Meloni à Bruxelles, à la fois au sein de son groupe mais aussi auprès des autres qui penchent désormais davantage pour de futures coalitions avec le CRE. L’influence de Meloni s’observe par ailleurs dans le domaine des politiques extérieures de l’Union, notamment en matière de politique migratoire. Par conséquent, le rôle de plus en plus prépondérant que cette personnalité politique devrait être amenée à jouer à l’avenir, mérite toute notre attention, et surtout dans la perspective des élections européennes.
Emile DERIEUX et Samuel EVENO
Chargés de mission
POUR ALLER PLUS LOIN :
Relire – Le « Green Deal » : la Commission européenne à la manoeuvre
Revoir – Un livre, un auteur : « L’Europe, vue de l’intérieur » par Rudy Aernoudt