Date de la conférence : 22 janvier 2024
Le 22 janvier 2024, la Fondation Prospective & Innovation (FPI) a conduit une délégation, composée d’entrepreneurs et de membres de son conseil d’administration, à Bruxelles. Cette mission d’étude s’inscrit dans le prolongement de celles organisées les années précédentes, dont la dernière en 2022. Depuis sa création, la FPI attache une importance particulière à l’UE et souhaitait renforcer cet attachement au cours de l’année 2024, qui marque ses 35 ans. Dans la perspective des élections européennes du 9 juin 2024, ce déplacement permet de mettre en lumière les grands enjeux qu’elles représentent.
La délégation s’est rendue à la Commission européenne pour rencontrer le Commissaire européen au marché intérieur, Thierry Breton. Débutant sa carrière aux Etats-Unis dans le secteur des nouvelles technologies dès les années 1980, M. Breton a également œuvré à la conception du Futuroscope aux côtés de René Monory. Il se tourne ensuite vers la vie politique en devenant successivement conseiller régional puis Vice-Président du Poitou-Charentes, de 1986 à 1992. Suite à ces expériences, il prend la direction de plusieurs entreprises dans le marché des biens et dans le secteur informatique et des nouvelles technologies, en passant notamment par Bull, Thomson Multimédia et France Télécom. En 2005, il est nommé ministre de l’Economie, des Finances et de l’Industrie, fonction qu’il occupe jusqu’en 2007. Après avoir enseigné à la Harvard Business School, dirigé la société de technologie et de services numériques Atos et présidé l’ANRT, il accède enfin au poste de Commissaire européen au marché intérieur en 2019, où il traite de l’industrie, de la défense, du numérique, des services, de l’espace, ainsi que du tourisme et de l’audiovisuel.
Tout au long de la rencontre, M. Breton s’est attaché à souligner un point en particulier : la nécessité d’une Europe Puissance. Dans le présent contexte multi-crises, l’UE apparaît de plus en plus comme la solution sur de nombreux sujets, dont l’autonomie stratégique, la sécurisation des chaînes d’approvisionnement, notamment énergétique, la sécurité alimentaire, etc. Le mot « puissance » est toutefois antinomique comme l’a rappelé M. Breton, car l’Europe est un projet de paix. Grâce aux « dividendes de la paix », les Européens ont fait le choix d’investir dans leur bien-être et se sont endettés massivement pour cela, persuadés qu’ils parviendraient toujours à se rembourser.
Avec le retour de la guerre sur son sol, l’Europe doit désormais faire face à une réalité encombrante : mutualiser ses forces pour maintenir sa place sur l’échiquier mondial, tant au niveau économique que géopolitique. A titre de comparaison, l’Europe représente la troisième puissance économique mondiale (16,5% du PIB mondial), avec 746 millions de consommateurs contre seulement 331 millions aux Etats-Unis. L’Europe est certes la première démocratie dans le monde, mais il serait bon de s’interroger sur sa perception par ses voisins. Certains d’entre eux sont des « empires déclinants » (Russie, Turquie, Royaume-Uni) qui, s’ils sont dépourvus de projet, sont susceptibles de devenir dangereux.
La guerre en Ukraine menace le projet européen. Jamais l’Europe n’aspirera à attaquer autrui, mais elle doit se doter des moyens nécessaires pour protéger ses citoyens de toute menace, qu’il s’agisse d’une pandémie ou d’une agression militaire. Pour cela, elle doit recourir aux « armes hybrides ». A son échelle, le Commissaire au marché intérieur s’efforce de concrétiser ce projet d’une Europe Puissance en investissant dans la défense et les capacités de production. A titre d’exemple, le Fonds européen de défense, doté de 7,9 milliards d’euros pour la période courant de 2021 à 2027, vise à soutenir les projets transnationaux en matière de défense en Europe, à améliorer l’interopérabilité, ainsi qu’à renforcer l’autonomie stratégique. Il permet ainsi de dépasser la simple logique d’arsenal, jusqu’ici en vigueur. L’Europe dépense désormais entre 200 et 300 milliards d’euros pour sa défense, soit à peu près autant que la République Populaire de Chine (224 milliards de dollars en 2023) et au moins trois fois plus que la Fédération de Russie (62 milliards d’euros en 2023, 106 en 2024).
Il est désormais urgent de constituer à l’échelle européenne l’équivalent d’une DARPA (Defense Advanced Research Projects Agency), l’agence du Département de la Défense des Etats-Unis chargée de la recherche et développement des nouvelles technologies à usage militaire. De cette manière, l’ensemble des entreprises qui forment le socle de la Base Industrielle et Technologique de Défense (BITD) européenne seront contraintes à travailler collectivement, et non plus de façon isolée, à l’instar de la France. Des exemples montrent que les bénéfices sont incontestables, comme ceux des munitions, de la production de vaccins ou encore de la réorientation des flux d’approvisionnement énergétique.
Enfin, l’UE investit les quatre espaces contestés que sont le domaine spatial, l’espace cyber, l’espace aérien et l’espace maritime. Aujourd’hui, pas un Etat membre n’est en mesure d’assurer seul la protection de ces derniers. C’est pourquoi de nouvelles « constellations » ont été créées. Dans le champ du cyber notamment, l’UE a mis en place en avril 2023 un dispositif appelé le « Cyber Dome », encadré par un texte législatif, le Cyber Security Act. Le Cyber Dome a pour but de protéger les membres de l’Union contre les cyberattaques, ces dernières ayant augmenté de 140% depuis la guerre en Ukraine. A terme, l’infrastructure sera composée de cinq à six centres opérationnels de sécurité cyber (COS), permettant de détecter les signaux faibles annonciateurs d’une attaque. Une armée cyber européenne est par ailleurs en phase de constitution, avec 10 000 militaires réservistes prévus à terme. Sur le plan maritime, M. Breton s’emploie à soutenir le projet de construction de quatre porte-avions européens. Reste à trouver les financements. Le coût du Cyber Dome est estimé à un milliard d’euros, et celui des porte-avions à environ 40 milliards.
La délégation s’est rapprochée du European Policy Centre (EPC) par l’intermédiaire de M. Éric Maurice, Policy Analyst au sein du programme Politiques et institutions européennes. Avant de rejoindre l’EPC, M. Maurice dirigeait le bureau bruxellois de la Fondation Robert Schumann, où il s’est intéressé en particulier aux développements institutionnels l’UE, à l’Etat de droit et aux questions stratégiques. Journaliste de formation, il a également longtemps travaillé pour Courrier International, puis Presseurop et EUobserver. Il est par ailleurs titulaire d’un doctorat en histoire contemporaine des relations internationales.
Les élections européennes se tiendront dans 27 Etats membres entre le 6 et le 9 juin 2024 – les Pays-Bas, l’Irlande, la Lettonie, Malte et la Slovaquie ayant choisi de les organiser les 6, 7 et 8 juin. Au total, 720 membres du Parlement européen seront élus, soit quinze députés de plus par rapport aux 705 sortants. Fondée sur les données démographiques les plus récentes et approuvée le 13 septembre 2023 par le Conseil européen, cette nouvelle répartition des sièges profite à la France qui en obtient deux supplémentaires, s’ajoutant aux cinq autres qu’elle avait déjà gagné suite au Brexit et portant le total d’élus français au Parlement européen à 81.
Bien que les élections européennes suscitent peu d’engouement dans l’Hexagone, les enjeux de ces dernières sont nombreux, en particulier dans le nouveau contexte géopolitique, à commencer par la crainte d’une poussée des partis d’extrême droite, à caractère populistes et eurosceptiques. Depuis quelques mois, ces derniers ont en effet remporté des succès non négligeables dans plusieurs Etats membres, laissant présager leur percée au Parlement européen.
Ursula von der Leyen, Présidente de la Commission européenne, arrive aussi au terme de son mandat. Celle-ci devrait annoncer sa candidature pour un second sur la période 2024-2029 le 19 février, lors d’une réunion à Berlin de la présidence de l’Union chrétienne-démocrate (CDU). En tant que candidate principale, ou « Spitzenkandidat », Ursula von der Leyen serait le fer de lance du Parti Populaire Européen (PPE), principale formation politique de droite et de centre droit parmi les sept qui composent le Parlement européen. Sa réélection renverrait le signe d’une continuité dans la politique de l’UE sur la scène internationale. Dans le cas inverse, une crise institutionnelle semble probable. Ce scénario mérite d’être pris au sérieux, car, en 2019, l’ancienne ministre de la Défense allemande devait en partie son élection aux voix eurosceptiques du PiS et Movimento Cinque Stelle. Elle obtenait ainsi une majorité étroite, avec seulement 383 voix sur 747, loin des 422 obtenues par Jean-Claude Juncker en 2014. De plus, la multiplication des coalitions fonctionnelles en Allemagne complique la donne et perturbe le fonctionnement de l’UE.
Il est en revanche certain que les quatre grands partis perdront des sièges à l’issue des élections de juin et cela aura un impact sur les équilibres entre et au sein des groupes. Il convient de s’interroger notamment sur la stratégie du groupe des Conservatistes et Réformateurs européens (CRE), auquel appartient le parti de Georgia Meloni[1]. Jusqu’à présent, les élus de Fratelli d’Italia n’ont pas été rejetés dans les enceintes européennes et parviennent même à faire des propositions, telles que le rapport sur la reconstitution des stocks halieutiques en Méditerranée déposé en 2021 par l’élu sicilien Raffaele Stancanelli. Dans l’hypothèse où le CRE se renforcerait aux élections, deviendrait-il un élément bloquant ou opterait-il pour de nouvelles alliances ? Lesquelles le cas échéant ? Pourrait-on supposer un rapprochement avec le groupe ID ou plutôt avec le PPE ?
Au fil des échanges, la réélection de Donald Trump était en outre au cœur des réflexions. Cette issue peu réjouissante entraînerait probablement la fin ou du moins une baisse drastique de l’aide militaire américaine accordée à l’Ukraine. Les Européens seraient alors contraints d’assurer eux-mêmes leur défense en augmentant leurs dépenses militaires – l’objectif des 2% du PIB consacrés à l’OTAN est déjà remis en cause en vue d’être réhaussé, à l’initiative du Royaume-Uni – ou en acceptant un accord fragile avec Vladimir Poutine. Des dissensions émergeraient sur le sujet et pourraient fracturer l’unité européenne. Dans le prolongement de ces réflexions, les participants se sont interrogés sur l’élargissement de l’UE en tant que possible solution à ces problématiques.
S’est enfin posée la question des principaux thèmes porteurs d’une mobilisation chez les citoyens de l’UE. Le constat est le suivant : aucune thématique n’est parvenue à s’imposer dans le débat public, en France comme dans les autres Etats membres, y compris le Pacte vert pour l’Europe. Malheureusement, la transition écologique n’est pas un consensus global, comme en témoigne les contestations des agriculteurs auxquelles le RN répond par la proposition de supprimer la PAC mais sans alternative. Le projet de l’Europe de la défense se distingue quelque peu des autres et bénéficie d’une acuité nouvelle dans le contexte géopolitique actuel, mais il peine encore à se concrétiser. Nous devons rechercher une « thématique de cohésion, un horizon qui rassemble », selon Jean-Pierre Raffarin.
Cependant, nous ne pouvons pas renoncer au Pacte vert pour l’Europe. Bon nombre d’industriels, de constructeurs et autres acteurs de l’économie européenne se sont engagés dans des projets en phase avec la politique de développement durable annoncée. Ces acteurs ont besoin d’une visibilité au long terme que le Pacte leur offre. Néanmoins, l’UE engrange un retard par rapport à ses concurrents américains et chinois car son action se limite à la normalisation. La taxation aux frontières apparaît comme une bonne solution pour assurer la défense de ses intérêts et demeurer compétitive. L’UE avance en la matière depuis qu’elle a conclu en décembre 2022 un accord sur un mécanisme européen d’ajustement carbone aux frontières (entrée en vigueur le 1er octobre 2023). Par ailleurs, les participants ont regretté le manque d’études d’impact qu’il aurait été bon de mener en amont. Bien engagée sur le plan normatif, l’UE doit désormais mettre en œuvre en matière réglementaire.
En conclusion, si les projets à long terme présentés par le Commissaire européen au marché intérieur Thierry Breton sont enthousiasmants, ils n’en sont pas moins dépendants d’échéances à plus court terme, à commencer par les élections européennes. Si le vent tourne en faveur de l’extrême droite au Parlement européen, les actions entreprises par la Commission pourraient être remises en question.
Samuel EVENO, chargé de mission auprès de la Directrice générale
[1] Pour rappel, en raison de divergences vis-à-vis de la Russie, il existe deux partis d’extrême droite au Parlement européen : les Conservateurs et Réformateurs européens (CRE), composé entre autres des italiens Fratelli d’Italia, des Démocrates de Suède ou encore des Espagnols Vox, et Identité et démocratie (ID), créé en 2015 par le Rassemblement National (RN) de Marine Le Pen avec La Lega de Mateo Salvini. Ces formations sont respectivement la quatrième et la cinquième force sur l’échiquier politique du Parlement européen.
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