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Hubert Védrine : « L’avenir de l’Europe passe par plus de détermination et de cohérence »

31 mars 2023

Tribune d'Hubert VÉDRINE - Ancien ministre des Affaires étrangères

Hubert Védrine : « L’avenir de l’Europe passe par plus de détermination et de cohérence », L’Opinion, 26/03/2023.

 

Dans leur ouvrage Ne sortons pas de l’Histoire*, Jean-Pierre Raffarin et Claude Leblanc prennent à bras le corps l’état du monde avec une hauteur de vue et un réalisme que je ne peux que saluer. D’ailleurs, quand j’avais titré en 2007 un de mes essais Continuer l’Histoire, c’était déjà pour avertir que si nous ne restons pas dans l’Histoire, celle-ci continuera sans nous. Nous étant selon les cas les Occidentaux, les Européens, les Français. Mais le voulons nous ? Et sommes-nous prêts à nous en donner les moyens ? La situation s’est aggravée depuis. Une série de chocs violents, économiques, technologiques, géopolitiques et autres, le dernier en date étant la guerre en Ukraine, a amené les Européens, et même les Français, à sortir du rêve de la « communauté internationale », aimablement gérée par le multilatéralisme, ou du triomphe final assuré de nos valeurs occidentales universelles, et à comprendre que les risques étaient là. On savait depuis longtemps, ou on aurait dû savoir, que les Occidentaux avait perdu le monopole de la puissance, mais cela restait abstrait, plus encore en Europe qu’aux États-Unis. Le diagnostic de Raffarin et Leblanc est d’autant plus utile que les concepts pour définir le monde actuel se bousculent et se contredisent : fin ou redémarrage de l’Histoire ? Communauté internationale ou clash des civilisations ? Valeurs universelles ou occidentales ? Occident global contre monde post-occidental ? Sud global ou Non-alignés ? Aucune définition ne fait consensus. Au passage, dans leur survol panoramique, les auteurs balaient un certain nombre de mythes ou de chimères irréalistes qui dominent les mondes médiatiques, intellectuels, politiques, et embrument leur jugement. C’est indispensable. Mais ce n’est pas leur but principal, car leur approche n’est pas idéologique. Elle est volontariste. Voire même programmatique. Il y est question d’une France puissance d’équilibre, d’un nécessaire sursaut français, notamment dans le nucléaire et le ferroviaire, d’un déficit d’Europe qui doit être compensé pour que celle-ci sorte de la tenaille sino-américaine et ne soit pas entrainée dans la spirale de la guerre Chine/États-Unis. Il y est même question d’un leadership pour l’Europe, à travers un pacte vert. Comment ne pas souscrire à de tels objectifs ? Il est important que l’ancien premier ministre de Jacques Chirac y engage toute son autorité, d’autant qu’il est l’homme politique français qui connaît le mieux la Chine. Cela lui a été reproché par certains. Dans les circonstances, c’est plutôt un atout. Mais comment faire ? Interrompre le déclin français, se redresser, oui bien sûr. Cela rejoint d’ailleurs le remarquable bilan établit par Nicolas Dufourcq dans La désindustrialisation de la France, et le prochain ouvrage d’Yves Perrier, Quelle économie politique pour la France ? Mais on ne peut plus tourner autour du pot. Cela suppose de faire de bons choix stratégiques, mais, de toute façon, par quel bout qu’on le prenne, de travailler plus. Comment en convaincre les Français ? Révolutionner l’éducation, avec les profs. Faudra-t-il les payer deux ou trois fois plus, comme en Allemagne ? (Mais on connaît le taux d’endettement de la France, et celui de sa pression fiscale). Réaliser un énorme investissement dans la formation. Repenser l’état social sans le détruire. Tout cela est voué à l’échec sans une vraie maîtrise cogérée des flux migratoires, comme les socio-démocrates scandinaves ont le courage de le dire et de le faire. Cela suppose aussi une lutte contre le nouvel obscurantisme (l’hommage à Blanquer est le bienvenu). Mais est-ce politiquement assumable ? Cela veut dire mettre fin à l’intimidation de la majorité par des minorités radicalisées et activistes. Le pacte vert que proposent aussi Raffarin et Leblanc passe par une écologisation continue, pendant des décennies, de l’ensemble des modes de production et de vie. Et cela passera notamment par une transition énergétique sur les modalités de laquelle la France et l’Allemagne s’opposent frontalement.

Sur le franco-allemand, la formule des auteurs est pertinente : « passer de couple à contrat ». Mais pour cela, la France va devoir recréer par ses efforts et son travail un nouveau rapport de force pour mieux négocier. Ce qui a commencé. Instruit par l’expérience, Jean-Pierre Raffarin qui a été toute sa vie un Européen convaincu, ne dit pas qu’il faut s’en remettre à l’Europe (erreur historique et démobilisatrice des européistes), mais qu’il faut défendre nos idées dans l’Europe, et redonner la parole aux peuples d’Europe. Il faut que les élites françaises s’en convainquent et en convainquent les peuples, car sans des efforts colossaux, impossible de songer à une « Europe mondiale », ni à un leadership quelconque. N’oublions pas que la Chine et ses partenaires de l’Organisation de Coopération de Shanghai ne se cachent pas d’œuvrer pour un monde « post occidental » ; que les nationalistes hindous parlent de répandre dans le monde, à l’occasion du G20, les valeurs de l’hindouisme, et que, alors que les auteurs écrivent que nous devrions prendre le leadership de « la planétisation de la politique », une école de penseurs de Calcutta prétendent … « provincialiser l’Europe ». Etc. Nous ne sommes peut-être pas devant une falaise, nous avons encore beaucoup d’atouts, mais en tout cas nous sommes devant un sommet ardu à gravir. L’appel à l’Europe, fil conducteur de cet ouvrage, doit intégrer que « l’Europe » est un mot valise, à plusieurs sens, et qu’il s’agit de convaincre les Européens (les peuples des 27 États membres, sans parler des candidats) que leur avenir, leur prospérité, leur sécurité, ne passent pas nécessairement par plus de fédéralisme, mais plus de détermination et de cohérence intellectuelle. Il faut souhaiter que cet ouvrage, qui est un appel, soit lu, travaillé, réfléchi, et qu’il inspire les décideurs politiques et économiques jusqu’en 2027, et après.

 

Hubert VÉDRINE

Ancien ministre des Affaires étrangères

 

Pour aller plus loin :

SHERIF 2023 – « l’Europe et le Monde : la Grande Bascule »

Tribune – Europe : La planétisation contre la sortie de l’Histoire

Vidéo – Entretien avec Joachim BITTERLICH : Quelle « boussole stratégique » pour l’Union européenne ?

 

* « Ne sortons pas de l’Histoire« , Jean-Pierre RAFFARIN et Claude LEBLANC, Michel Lafon, 2023.

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