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LA POLYCRISE ? DE QUOI S’AGIT-IL ?

2 février 2024

par Philippe COSTE, Ancien Ambassadeur

C’est un concept que Jean-Claude Junker a emprunté à Edgard Morin, le philosophe de la complexité, pour caractériser la situation où se trouve désormais l’Europe. Depuis une quinzaine d’années au moins, celle-ci doit faire face à une série de crises d’origines différentes mais qui interagissent les unes avec les autres de telle sorte que le choc produit par l’ensemble est supérieur à la somme de chacun pris isolément. La crise financière, la crise climatique, la crise migratoire, la crise Covid et maintenant la crise ukrainienne sont les principales manifestations de cette polycrise. A l’origine confinée à l’Europe, l’expression connaît depuis peu une résonnance accrue, maintenant qu’elle est utilisée aussi pour désigner les difficultés contre lesquelles se débat Joe Biden. Ce sont en réalité à peu près les mêmes qu’en Europe, avec peut-être la crise de Gaza et ses retombées électorales en plus.

La polycrise a pour particularité d’en rendre beaucoup plus difficile le traitement que ce n’est le cas d’une crise isolée. Dans les années 1970, chacun pouvait, quelles que soient ses convictions, libérales ou communistes, attribuer ses insatisfactions ou ses peurs à une cause unique, pour les uns les entraves opposées au libre développement du capitalisme, pour les autres les vices intrinsèques de celui-ci. Ce genre de situation avait l’avantage de prodiguer un rassurant confort intellectuel : à cause unique, remède unique, que ce soit le Grand Soir ou la révolution néo-libérale. Ce qui rend les crises des 15 dernières années si désorientantes, c’est que, face à elles, on ne peut plus raisonnablement pointer du doigt une cause simple et, par voie de conséquence, une solution simple.

En Europe, la situation est donc devenue anxiogène. Six citoyens sur dix ont le sentiment que leurs pays respectifs vont dans la mauvaise direction. Les sondages préparatoires aux élections du printemps prochain constatent un net virage à droite qui pourrait annoncer une domination des partis populistes, sinon en nombre d’élus, du moins en influence. Face à ces perspectives, et soucieux d’en mesurer les conséquences sur les politiques de l’UE, l’European Council of Foreign Relations a enquêté sur les grandes tendances de l’opinion dans onze pays européens représentatifs et vient de publier les résultats de son étude généralisés à l’ensemble du continent.

Sur les cinq crises retenues (financière, climatique, migratoire, sanitaire et ukrainienne), l’étude ne constate qu’aucune d’entre elles ne domine à elle seule l’imaginaire collectif. En tête de leurs préoccupations, 19,8 % des citoyens européens citent la pandémie et presque autant le climat mais 19 % donnent la priorité à la crise économique, 15,6 %, à l’immigration et 13,3 %, à l’Ukraine tandis que 12,5 % ne se prononcent pas. En revanche, chacune de ces crises a laissé des traces plus ou moins profonde selon les pays concernés. L’Allemagne est seule à désigner l’immigration comme son sujet d’inquiétude principal quand la France et le Danemark désignent, eux, le changement climatique. Pour les Italiens et les Portugais, ce sont les turbulences économiques de la dernière décennie et demie qui a laissé le plus de traces dans l’opinion. En Espagne, au Royaume Uni et en Roumanie, c’est la pandémie de Covid-19. Et, sans surprise, Estoniens, Polonais et Danois considèrent la guerre en Ukraine comme la crise la plus dangereuse.

Les crises divisent également les Européens en fonction de leur âge, de leur sexe et de leur niveau d’éducation. Comme on pouvait s’y attendre, c’est au dérèglement climatique que les jeunes sont les plus sensibles. C’est aussi le cas des personnes les plus éduquées tandis que les moins éduquées sont plus attentifs aux questions d’immigration. Les femmes sont plus que les hommes préoccupés par les questions de pandémie et par les turbulences économiques.

Les deux sujets qui dominent le débat médiatique et politique à l’approche des élections sont le climat et les migrations. Les électeurs les plus préoccupés par le climat vont sans doute voter pour les partis verts ou les partis de gauche. Ceux que l’immigration inquiète se tourneront davantage vers les partis de droite ou d’extrême droite. Mais le plus frappant est le changement d’état d’esprit qui règne désormais sur le continent. En 2019, lors des précédentes élections européennes, le débat principal opposait les populistes qui voulaient tourner le dos à l’intégration européenne et les partis traditionnels qui voulaient sauver le projet européen du Brexit et de Donald Trump. Cette année, il va moins porter sur des projets opposés que sur des craintes concurrentes, les craintes que tel ou tel danger s’aggrave, ou que tel ou tel risque se réalise.

La polycrise, par sa complexité même, met au défi les dirigeants d’en expliquer les tenants et aboutissants en termes simples, faciles à appréhender par tout un chacun, et plus encore de proposer des remèdes à la fois adaptés et suffisamment mobilisateurs pour les citoyens. En se prolongeant, elle tend à éroder la confiance dans les gouvernants, dans les élites et dans le système qu’ils essaient de maintenir. Elle n’est donc pas sans lien avec la crise de la démocratie à laquelle il est urgent de trouver des remèdes.

 

Philippe COSTE, Ancien Ambassadeur

 

POUR ALLER PLUS LOIN :

Revoir –  « Les vertiges du monde, retrouver l’équilibre », colloque du 27 août 2021

Relire – Crise et Avenir de la Démocratie

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