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#Environnement, Monde

LE CHANGEMENT CLIMATIQUE EST-IL UNE AUBAINE STRATEGIQUE?

29 mars 2024

par Samuel EVENO, Chargé de mission

  • L’environnement est un facteur déterminant dans l’histoire de la distribution spatiale des êtres humains.
  • A mesure que la machine climatique s’emballe, la surface habitable du globe se rétrécit.
  • Certains pays géographiquement mieux lotis pensent en tirer parti, mais il s’agit surtout d’un élément de discours plutôt que d’une réalité.

 

Des conditions environnementales et climatiques d’un milieu dépend souvent la distribution spatiale des populations. De ce constat découle de spectaculaires contrastes entre des zones très densément peuplées, à l’image du sous-continent indien, de l’Asie orientale ou de l’Europe, et des zones très peu peuplées par les hommes, telles que la Sibérie, la bande sahélo-saharienne, le Groenland ou encore les régions arides d’Australie. A mesure que le réchauffement climatique s’accélère, provoquant de façon irrémédiable et irréversible des perturbations des différents milieux, les régions inhabitables pour les humains couvriront une surface de plus en plus étendue, car notre morpho-physiologie ne pourra pas s’adapter suffisamment vite à ces changements.

 

L’environnement, facteur déterminant de la distribution spatiale

Dès l’Antiquité, les savants s’interrogeaient sur l’importance des facteurs environnementaux dans la genèse de la répartition spatiale des hommes. Toutefois, il faut attendre le XIXe siècle pour que ce sujet devienne un objet de recherche privilégié dans le domaine de la géographie académique, d’abord à travers les travaux de l’allemand Friedrich Ratzel, père de la géopolitique, puis du français Pierre Vidal de la Blache, dont « Les principes de géographie humaine » paru en 1922 questionne le poids du milieu naturel dans l’organisation du territoire. D’autres ont par la suite approfondi ces réflexions, dont Max Sorre, Pierre George et Jacqueline Beaujeu-Garnier, entre autres. Encore aujourd’hui, l’étude de la distribution spatiale des hommes demeure un domaine majeur de la géographie humaine. Toutefois, les points d’intérêts portent désormais davantage sur les conséquences de l’inégale répartition des peuplements plutôt que sur les causes de la structuration du territoire.

Aujourd’hui, rares sont les espaces encore vierges de toute présence humaine. Nous sommes parvenus à nous installer dans le moindre recoin du globe, y compris dans les zones les plus inhospitalières, qu’il s’agisse de zones désertiques – comme à Arouane, petit village de mineurs situé au Mali, constamment balayé par l’harmattan et exposé à des températures de plus de 46° C –, polaires – comme à Oymyakon en Russie, où le mercure peut chuter à -50° C –, arides – comme à Arica, dans le désert de l’Atacama –ou encore particulièrement humides – comme à Mawsynram et à Cherrapunji en Inde. Par ailleurs, c’est sans compter les régions où les catastrophes naturelles (séismes, ouragans, tsunamis, éruptions volcaniques, inondations) sont régulières : pays riverains du Pacifique, Méditerranée orientale, côte ouest américaine, Moyen-Orient, Amérique centrale, entre autres. Mais au-delà de ces cas particuliers, c’est surtout grâce à la formation naturelle de la « niche climatique humaine » – à savoir une zone d’habitat minimal dans laquelle un ensemble de facteurs permettent le développement humain, tels que des températures comprises entre 13 et 25° C – que nous avons pu prospérer.

 

La niche climatique humaine se réduit d’ores et déjà

Selon les Nations Unies, plus de 3,6 milliards d’êtres humains vivent déjà dans des zones très sensibles au dérèglement climatique, et environ 13 millions de décès ont été imputés à ce dernier en 2023. Si les émissions de gaz à effet de serre continuent d’augmenter et d’alimenter ainsi le dérèglement du climat, c’est la viabilité à long terme de la Terre pour les humains qui est en doute. L’élévation du niveau marin est un premier marqueur visible de cette évolution. Le niveau des océans augmente à un rythme constant de 3,2 mm par an et devrait croître de 30 cm d’ici à 2050, soit autant qu’au cours du siècle dernier, et ce même si nous réduisions drastiquement notre empreinte carbone selon la NOAA. En conséquence, les 3,8 milliards d’êtres humains qui vivent dans la « grande zone côtière, c’est-à-dire à moins de 150 km du rivage (47% de la population mondiale actuelle) seront exposés à des risques de submersion et d’inondation au moins dix fois plus fréquents, à des ondes de tempête et des ouragans plus virulents ou encore à des précipitations plus élevées, les contraignant ainsi à migrer vers des terres de plus haute altitude, comme c’est déjà le cas au Bangladesh et en Indonésie. Bien qu’il soit difficile de déterminer précisément leur nombre à cause des variations entre les différentes projections, des centaines de villes sont concernées par cette menace. Progressivement, ce sont les contours d’une nouvelle carte du monde qui se dessineront durant le XXIe siècle.

Dans l’hypothèse d’une augmentation de 1,5° C – celle-ci n’en étant plus une puisque ce seuil devrait être dépassé à horizon 2030 d’après le dernier rapport d’évaluation du GIEC, soit dix plus tôt que ce que prédisaient les précédents –, l’Asie du Sud, le Golfe persique (Iran, Oman, Koweït), ainsi que des pays bordés par la mer Rouge (Arabie Saoudite, Soudan, Egypte, Ethiopie, Somalie, Yémen) pourraient devenir inhabitables d’ici à 2050, d’après une récente étude de la Nasa. En 2070, ce serait au tour de l’est de la Chine, d’une partie du Brésil et de plusieurs états américains (Missouri, Arkansas, Iowa). Si le réchauffement global atteint +2,7°C comme le laissent penser les projections actuelles, ce sont deux milliards d’êtres humains (environ 24% de la population mondiale en 2030) qui seraient exposés à des niveaux de chaleur particulièrement difficiles à vivre (29° C minimum en moyenne à l’année). Dans un scénario où le réchauffement serait limité à +1,5° C, « seulement » 400 millions seraient concernées.

Afin de déterminer les zones dans lesquelles les conditions environnementales ne permettent plus au corps humain de se refroidir (plus de 35° C pendant plus de six heures), la Nasa s’est appuyée sur un indice thermique spécifique, croisant à la fois le « wet buld », à savoir la température du thermomètre mouillé, et l’indice de chaleur qui combine humidité et température de l’air, ainsi que des données satellitaires. Précisons que certaines régions très localisées sont d’ores et déjà inhabitables, comme à Jacobabad au Pakistan et à Ras Al Khaimah aux Emirats Arabes Unis. En Inde également, les vagues de chaleur sont de plus en plus mortelles (plus d’un tiers des décès entre 1991 et 2018).

 

 

La niche climatique, un atout stratégique ?

Les projections sont les suivantes : nous serons de plus en plus nombreux (9,6 milliards en 2050, puis autour de 10,3 milliards à partir de 2075) dans un espace vivable de plus en plus restreint à la surface de la planète. Progressivement, la niche climatique humaine se réduit et ce phénomène contraindra des millions de personnes à migrer vers des horizons climatiquement plus cléments. Les dômes de chaleur, les canicules, les mégafeux ou encore les sécheresses sont autant d’évènements climatiques extrêmes qui représentent une menace pour les conditions de santé physique et mentale des êtres humains, mais aussi des animaux, ainsi que pour la résilience de nos infrastructures. Ceci se traduit par une hausse de la mortalité, une baisse de la productivité agricole, une diminution des performances cognitives, des troubles de l’apprentissage, des problèmes de grossesse, la multiplication des conflits, la propagation de maladies infectieuses, etc.

Dans ce contexte, il est un pays qui entend tirer profit de cette situation : la Fédération de Russie. Malgré de timides initiatives, telles que la présentation lors de la COP27 d’une nouvelle stratégie de développement socioéconomique prévoyant la neutralité carbone d’ici à 2060, la Russie est souvent critiquée pour son manque d’action en faveur de la lutte contre le réchauffement climatique. Or celui-ci est perçu comme un avantage comparatif, dans la mesure où une grande partie des terres dégèlent et deviennent même cultivables pour certaines. Cette idée n’est pas nouvelle comme en témoignent les propos tenus par Poutine dès 2003 : « Il fera deux ou trois degrés de plus… Ce n’est pas dramatique, et c’est peut-être même bien : nous pourrions dépenser moins pour des manteaux de fourrure, et la récolte de céréales augmenterait ». A titre d’exemple, en Iakoutie, l’une des régions les plus froides du globe, on commence à récolter des grains depuis 2020 grâce à la hausse des températures moyennes. La Russie compte aussi sur la fonte des glaces de l’Arctique pour rendre la Route Maritime du Nord navigable d’ici à 2050, même si les prévisions sont aujourd’hui plus pessimistes quant à cet objectif.

 

Un discours qu’il convient de nuancer

Certaines régions du monde vont effectivement devenir beaucoup plus exploitables que d’autres, mais il convient de souligner que ce potentiel atout stratégique futur n’est en réalité qu’une abondance relative dont certains pays jouiront par rapport à d’autres qui seront quant à eux plus en difficulté. Par conséquent, des pays bénéficieront effectivement de conditions beaucoup plus avantageuses pour maintenir à un niveau stable, voire augmenter leur production agricole, industrielle et énergétique.

Toutefois, dans un même pays, si des régions seront plus épargnées que d’autres, certaines peuvent a contrario pâtir davantage des effets du changement climatique. Dans le cas russe, des épisodes de sécheresses et d’incendies récurrents sont de plus en plus souvent enregistrés au sud du pays, dans des régions très agricoles comme Rostov, Volgograd, Stavropol, Astrakhan ainsi que Kalmykia, où les projections annoncent 13 à 26 jours supplémentaires de chaleur extrême chaque année entre 2040 et 2059, selon la Banque mondiale. Qui plus est, les régions potentiellement exploitables à plus ou moins long terme sont souvent lointaines, peu peuplées et dépourvues d’infrastructures, comme le soulignait le journaliste français Benoît Vitkine dans un article du Monde paru en 2021.

L’exemple suivant permet d’illustrer la mal-adaptation que représente l’espoir cynique de tirer profit du changement climatique. En 2020, le bureau de Prague du cabinet Deloitte publiait une étude selon laquelle un tiers des pays du monde, dont le Canada, la Norvège et la Russie entre autres, pourraient bénéficier d’avantages économiques grâce au dérèglement du climat. Fondée sur la relation entre le PIB et l’évolution des températures annuelles moyennes, celle-ci avait fait grand bruit, avant d’être retirée par la firme en raison de la polémique qu’elle avait suscité. Outre l’irresponsabilité du message véhiculé qui incitait certains pays à ne pas fournir autant d’efforts que les pays les plus vulnérables, les auteurs allaient à contre-courant de la grande majorité des recherches sur les impacts économiques à long terme du changement climatique. Or ces dernières concluent toutes que ce phénomène ne sera pas synonyme d’abondance, bien au contraire. En 2019, l’Organisation Internationale du Travail (OIT) déclarait par exemple que 80 millions d’emplois seront perdus avec un réchauffement de +1,5°C d’ici à 2030, en particulier en Asie du Sud et en Afrique de l’Ouest – le secteur de l’agriculture étant le plus touché –, et que le coût des pertes s’élèverait à 2400 milliards de dollars à l’échelle mondiale. Le FMI corroborait cette version la même année en estimant que le PIB par habitant diminuerait de 7%.

Insistons néanmoins sur le fait que des inégalités bien réelles se creuseront entre d’une part les pays développés, dit du Nord, et d’autre part ceux du Sud, pour la plupart en voie de développement. Ces derniers souffriront en effet davantage du changement climatique alors qu’ils sont nettement moins émetteurs de gaz à effet de serre que les premiers et qu’ils sont les plus peuplés, comme le rappelait une étude publiée par la revue médicale The Lancet en 2023. Parmi les principales victimes pressenties figurent exclusivement des Etats africains (RDC, Gabon, République du Congo, Guinée équatoriale, République centrafricaine, Angola). En outre, les inégalités de cet ordre s’observeront aussi au sein des frontières car certains territoires et certaines populations sont plus exposés, au Nord comme au Sud.

 

Par Samuel EVENO

Chargé de mission

 

POUR ALLER PLUS LOIN :

Relire – COP 28 : de belles avancées malgré un bilan toujours mitigé

Revoir – Les défis climatiques en Afrique en 10mn

Relire – Groupe Intergouvernemental d’Experts sur le Changement climatique (GIEC), sixième rapport d’évaluation, 9 août 2021

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