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- Viginum a dévoilé l’existence d’un écosystème de propagande russe visant à manipuler les opinions publiques occidentales.
- Moscou a affiné sa stratégie informationnelle et numérique, dont la structuration et l’efficacité du réseau sont aujourd’hui redoutables.
- En réaction, l’Europe muscle sa réponse à travers un arsenal législatif et des initiatives de coopération internationale.
En février dernier, Viginum, le service technique et opérationnel de l’État chargé de la surveillance et de la protection contre les ingérences numériques étrangères, a publié un rapport dans lequel a été dévoilée l’existence d’un réseau de propagande russe à grande échelle. Surnommé « Portal Kombat » par les analystes de Viginum, ce réseau « structuré et coordonné », selon le rapport, vise avant tout à manipuler les opinions publiques occidentales grâce à non moins de 193 sites Web répertoriés par Viginum (probablement plus). Cette nouvelle préoccupante intervient dans le contexte d’une année charnière en termes d’élections, alors que près de la moitié de l’humanité est concernée par un scrutin.
À titre d’exemple, peu après l’annonce par Emmanuel Macron d’un renforcement de la coopération bilatérale entre Paris et Kyiv, le Kremlin a véhiculé une information selon laquelle des « mercenaires français » seraient présents en Ukraine, mensonge que l’Élysée a rapidement démenti. De même, une fausse vidéo de France 24 diffusée en Russie a lancé la rumeur que le Président de la République a été menacé d’assassinat grâce à des techniques de « deepfake » et de « lipsync ». Une fois l’information diffusée, des agences de presse russes comme ANNA-News et des comptes sur les réseaux sociaux (notamment sur Telegram et Vkontakte) s’emploient à la relayer massivement, de manière à ce qu’elle devienne virale. En cherchant ainsi à décrédibiliser Kyiv alors que l’Ukraine entre dans une troisième année de conflit, ces relais font partie intégrante de la nébuleuse des 193 portails d’information participant à la stratégie de désinformation russe.
Au terme de son enquête, Viginum a pu catégoriser trois écosystèmes de propagande, distingués par leur charte graphique, leur date de création et des critères territoriaux (pays ciblés) :
- Le premier et le plus récent (actif depuis 2023), « Pravda», référence explicite à la publication officielle du Parti sous le régime soviétique, vise spécifiquement les pays occidentaux qui ont annoncé publiquement leur soutien à l’Ukraine (à savoir France, Suisse, Allemagne, Autriche, Pologne, Espagne, Royaume-Uni, États-Unis). Point de départ de l’investigation de la Viginum, Pravda englobe à la fois des sites qui diffusent des contenus liés à la guerre, mais également des théories complotistes faisant échos à celles en vogue dans ces pays, afin de mettre en doute la parole des politiques et des médias.
- Le deuxième écosystème, « -news.ru», regroupe toute une myriade de sites créés par vagues successives entre le 3 avril et le 17 décembre 2022. Ils s’adressent aux audiences russophones, parfois dans des localités très précises, comme Kherson ou Marioupol.
- Enfin, le troisième écosystème dit « historique» car en activité depuis 2013, recouvre 147 portails d’information identifiés par Viginum. Seules les audiences russes et ukrainiennes sont les cibles de ces sites frauduleux.
« Si ce réseau [Portal Kombat] ciblait historiquement des populations ukrainiennes et russes, son action s’est désormais tournée vers les audiences internationales […] », conclue Viginum dans son rapport. La stratégie d’ingérence numérique russe semble aujourd’hui plus au point et de plus en plus active. Déjà dans les années 2000, Moscou œuvrait à la déstabilisation de pays occidentaux en lançant des cyberattaques contre l’Estonie, la Géorgie et le Congrès américain alors démocrate. Dès cette époque, ces opérations s’attaquaient à l’image et à la crédibilité des acteurs ciblés, et ne cherchaient pas à détruire ou endommager quoi que ce soit. Plus récemment, l’ingérence russe lors du référendum sur le Brexit [sortie du Royaume-Uni de l’UE] et la campagne présidentielle américaine en 2016 ont été pointées du doigt par les Occidentaux. La même année, le Conseil de sécurité de la Fédération de Russie actualisait sa doctrine de sécurité informationnelle en publiant un nouveau projet dans lequel les technologies de l’information et de la communication (TIC) étaient présentées comme un outil de la défense des intérêts stratégiques.
Comme le rappelaient Kévin Limonier, maître de conférences à l’IFG (Institut Français de Géopolitique) spécialiste du cyberespace russophone, et Maxime Audinet, chercheur à l’IRSEM (Institut de Recherche Stratégique de l’École Militaire) spécialiste des politiques russes, dans un article paru dans la revue Hérodote en 2017, la stratégie informationnelle et numérique de la Russie s’inscrit dans la lignée de doctrines soviétiques telles que la « maskirovka » et les « mesures actives », préconisant un recours avec force à la désinformation pour « influencer l’adversaire, l’induire en erreur et, éventuellement, le déstabiliser ».
Ces menaces cybernétiques sont particulièrement préoccupantes dans la perspective des élections européennes de juin. Les plateformes de réseaux sociaux sont devenues de précieux outils pour toucher les électeurs dans leur quotidien et ainsi manipuler leur opinion en faveur d’un candidat ou un autre. Cette volonté d’investir la communication politique en ligne est en vogue depuis quelque temps puisqu’elle remonte au début des années 2000 dans de nombreux pays, dont la France en premier lieu avec les municipales de 2001 ou les régionales de 2004. Il existe une technique de manipulation très efficace dans cette stratégie qu’il convient de souligner : « l’astroturing ». Celle-ci consiste à donner l’impression qu’il y a un consensus sur un sujet alors qu’il n’en est rien. Révélé en 2016, le scandale de Cambridge Analytica a montré que les données des utilisateurs de Facebook avaient été utilisées sans leur consentement afin de satisfaire des objectifs politiques. Moscou ne se prive pas pour exploiter ces points faibles et s’appuie sur des réseaux tels que Portal Kombat pour divulguer de fausses informations sur l’immigration, la transition écologique ou les minorités LGBTQIA+, et ainsi favoriser les clivages entre citoyens.
Dès septembre 2023, la vice-présidente de la Commission européenne, Věra Jourová, sommait les plateformes d’intensifier la lutte contre la désinformation russe en amont des élections nationales en Slovaquie et en Pologne, puis européennes. Grâce au Digital Services Act tout juste entré en vigueur le 17 février 2024, la Commission dispose dorénavant de moyens de contraindre ces plateformes à respecter la réglementation européenne en faveur d’un plus grand contrôle, sous peine d’amendes pouvant atteindre jusqu’à 6% de leur chiffre d’affaires. Si certains propriétaires de réseaux sociaux demeurent réfractaires comme Elon Musk, d’autres se plient à ces décisions : Google a par exemple annoncé avoir désactivé 400 chaînes impliquées dans les opérations d’influence russe entre janvier et avril 2023, tandis que Meta a étendu ses partenariats de fact-checking à 26 partenaires pour couvrir 22 langues au sein de l’UE.
À cette première réponse de l’Union s’ajoute l’initiative du « triangle de Weimar », une coopération trilatérale entre la France, l’Allemagne et la Pologne visant à contrer l’organisation structurelle russe de désinformation en Europe. Créé en 1991, cet outil diplomatique avait initialement pour but de soutenir l’adhésion de la Pologne à l’OTAN, avant d’évoluer vers un format de discussion sur des sujets liés à l’UE et l’international, comme l’aide militaire accordée à l’Ukraine. Paris, Berlin et Varsovie ont en commun d’avoir été des victimes de la même stratégie russe de déstabilisation par la désinformation ainsi que par le biais de cyberattaques (Cf. usines à troll, faux sites d’actualité, deep fakes, etc.). Grâce à cette nouvelle coopération, ces trois pays ont l’ambition d’élaborer des outils activables à tout moment pour prévenir et gérer ces menaces avant et pendant une élection.
Les démocraties occidentales s’organisent donc progressivement pour limiter l’impact de la stratégie de désinformation agressive et protéiforme du Kremlin sur les élections de 2024 et futures. Cette réponse gagne en cohérence à mesure qu’elle se prépare à l’échelle communautaire, comme en témoigne le projet de création d’une armée cyber européenne, forte d’environ 10 000 réservistes, et la mise en place en avril 2023 d’un « Cyber Dome », encadré par le Cyber Security Act pour protéger les États membres contre les risques de cyberattaques.
POUR ALLER PLUS LOIN :
Revoir – « Cyberattaques, une menace pour le monde digital? », entretien avec Ahmed BALADI