Date de la note : 26 septembre 2022
A quelques jours d’intervalle, la victoire électorale des Démocrates suédois au pays du modèle social, celle en Italie, de la coalition menée par Giorgio Meloni, et le coup de semonce des législatives françaises de juin dernier témoignent de la montée d’un populisme de droite et de gauche qui capitalise sur les frustrations et les désinformations qui sapent la société.
La première table ronde du Forum du Futuroscope du vendredi 26 août [1] avait abordé cette question du danger de rupture de nos sociétés dans son fonctionnement démocratique. Ces débats ont été éclairés par une série de notes de lectures d’ouvrages approfondissant les origines de ces craquements et par le sismographe que constitue l’indice de la démocratie calculé depuis plus de 15 ans par The Economist.
Il parait intéressant d’approfondir la connaissance et la réflexion sur ce phénomène, en relisant un livre paru il y a deux ans de Pierre ROSANVALLON, Professeur au Collège de France, et éminent spécialiste de la sociologie politique.
Alors que le désenchantement politique et les fractures sociales contemporaines se multiplient, Pierre ROSANVALLON, historien et sociologue français, dans son ouvrage « Le siècle du populisme : histoire, théorie, critique » aux éditions Seuil publié en 2020, s’attache à apporter un éclairage sur le populisme, idéologie montante du XXIème siècle.
L’auteur revient brièvement sur les origines du mouvement pour en comprendre les contradictions du présent.
La montée en puissance du populisme répond à une perte de repères du peuple qui se distingue et se distance des détenteurs du pouvoir. La « distance cognitive » opposant les 1%, le pouvoir, à la masse des 99%, « ceux d’en bas » est marquée par une opposition d’intérêts et un mépris fracturant la société, alimentés par la résistance et le soupçon systématique de la vision de l’idéologie dominante.
La conception immédiate et spontanée de l’expression populaire, le peuple-Un, se construisant une identité sous l’égide d’un leader « l’homme-peuple », est omniprésente dans l’idéal populiste. Les exemples latino-américains avec Hugo Chavez et Jorge Eliécer Gaitan en sont des illustrations.
L’idéal démocratique, moteur de l’action populiste, défend des valeurs ancrées et incontestables parmi lesquelles, seule compte l’expression souveraine du peuple. Considérant la démocratie directe comme la juste solution, les populistes croient profondément au système du vote, du tirage au sort et du référendum.
Dès lors, la légitimité démocratique ne peut exister que par l’expression souveraine, opposant les populistes aux démocraties « libérales-représentatives ». En ce sens, le « gouvernement des juges » et les institutions non élues, telles que la Cour constitutionnelle ou les autorités indépendantes, sont des obstacles à la théorie démocratique.
Le protectionnisme économique, renvoyant à la notion de souveraineté, mais aussi à l’égalité et la sécurité, constitue l’un des points communs des mouvements populistes.
Mais ce qui semble véritablement inquiéter l’auteur, est l’importance des passions et des émotions dans la perception du monde par les populistes. Le sentiment de pauvreté notamment, lié à des facteurs objectifs et matériels, illustre un pessimisme du peuple oublié, subissant une insécurité sociale quotidienne.
L’auteur démontre que, traditionnellement de gauche, le populisme de droite monte en puissance avec les dérives de partis d’extrême-droite. Alors qu’en 1974, Jean-Marie Le Pen n’obtient que 0.74% aux présidentielles, se nourrissant du désenchantement démocratique, son électorat augmente pour atteindre 14.4% en 1988, 24% en 2014 et 41% en 2022 avec Marine Le Pen. L’auteur s’attache ainsi à démontrer les divergences entre populisme de droite et populisme de gauche, en matière d’immigration notamment.
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Ensuite, l’auteur propose une vision démultipliée de la relation entre peuple et théorie démocratique. Les populistes sont attachés à la notion de peuple, or ce dernier ne se manifeste jamais concrètement dans son unité. Renvoyant à une puissance anonyme, Pierre ROSANVALLON le qualifie de peuple-introuvable. D’ailleurs, c’est bien cette puissance appartenant à tous et à personne qui constitue une faille ouverte pour les « voleurs de peuple », s’en prétendant les interprètes. L’auteur choisit ainsi de distinguer ces différentes manifestations de peuples démocratiques : le peuple-électoral (celui des urnes), le peuple-social, le peuple-principe…
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Mais alors, pourquoi s’en prendre au populisme, qui après tout, paraît fondé sur une réaction légitime à un désenchantement démocratique, à une défiance face au pouvoir ?
Pour asseoir la légitimité démocratique et assurer l’expression pleine et entière du peuple, le référendum occupe une place centrale dans la lutte contre « l’essoufflement universellement constatée des institutions représentatives ». Si ce mode de scrutin semble être la solution dans l’idéal populaire, il n’en résulte pas moins de nombreux inconvénients.
Le peuple est souverain certes, mais il ne peut décider seul. Ce qui semble évident théoriquement, ne l’est pas forcément en pratique. Le manque d’éducation du peuple et l’expression non contrôlée de ses passions spontanées devient une « arme de frustration massive », pouvant à elle seule endommager la démocratie.
La dissolution de la notion de responsabilité politique mais aussi la confusion entre décision et volonté politique constituent deux autres axes problématiques. Alors que le peuple, animé par ses pulsions, décide à un instant t de la vie démocratique, la volonté politique repose sur la construction d’une orientation et l’aboutissement de projets dans le temps. Considérant un avenir relevant de la fiction dans lequel l’ensemble des décisions seraient prises par référendum, le peuple ne serait que desservi par cet instrument a priori, « supra démocratique ». En outre, le choix binaire offert aux citoyens prend le pas sur la dimension délibérative de la démocratie. Aucun débat, aucune nuance ni reformulation n’a de place dans ce système. Réduisant le citoyen à son statut d’électeur, faisant du fait majoritaire la seule et unique voie de construction et de poursuite de la démocratie, l’auteur met l’accent sur la dimension d’irréversibilité de ce système de scrutin dont la gravité et la solennité ne sont plus à démontrer, comme l’illustre la situation du Brexit.
Comme l’affirme José OBDULIO GAVIRIA, « il serait antidémocratique d’empêcher que le peuple décide ». Or, l’exercice absolu de l’expression souveraine du peuple n’est pas une solution viable ni pérenne. L’idéal démocratique n’est pas synonyme d’expression souveraine totale. L’absence de contrôle de constitutionnalité a posteriori, partant du fait que le référendum est l’expression de la volonté pure et unique du peuple-Un démontre une vision arithmétique de la volonté, prenant la majorité pour le tout, et écrasant les réalités. Le référendum devient paradoxalement l’une des illustrations de la dépossession démocratique par le peuple à l’encontre de lui-même. Si la majorité est indispensable à l’exercice du pouvoir, elle ne peut être absolutisée. De la démocratie d’institution acceptable théoriquement, il faut parvenir à une démocratie d’exercice.
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Tout au long de l’ouvrage, l’auteur très critique vis-à-vis du populisme, le perçoit comme une déviation, voire une pathologie de la démocratie et une virulente et permanente confrontation des populistes aux détenteurs du pouvoir. L’auteur prospecte même « l’horizon de la démocrature », un type de régime foncièrement illibéral, d’apparence démocratique mais dévoilant un exercice autoritaire du pouvoir.
L’auteur propose alors son analyse du glissement d’une vague électorale vers la démocrature, dont les traits saillants reposent sur une « philosophie de l’irréversibilité », une « dynamique de polarisation institutionnelle et de radicalisation politique », qu’ainsi qu’une « épistémologie et une morale dans la radicalisation ». La radicalisation et l’irréversibilité, termes particulièrement employés par l’auteur, démontrent presque une diabolisation du mouvement populiste qui, par son traditionnel idéal révolutionnaire, instaure une rupture d’un nouvel ordre en réponse à des clivages politiques importants. Particulièrement pratiquée par les anciens régimes communistes, la légitimation par les urnes entraîne la « dictature du prolétariat », qui permet par une apparente démocratie, la manipulation de l’appareil politique et du peuple.
Depuis, Pierre ROSANVALLON a adopté une nouvelle lecture des mouvements populistes.
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L’auteur s’attache dans la dernière partie à faire émerger de son analyse « anatomique » du populisme, des alternatives et des solutions. Il propose ainsi de reconsidérer le populisme comme instrument d’une démocratie améliorée.
Selon Pierre ROSANVALLON, « le populisme doit être compris comme une proposition de réponse aux problèmes contemporains ». Il est donc nécessaire de considérer ces crises de la démocratie, raison d’être des réactions populistes comme des problématiques légitimes de contestation. Afin d’y parvenir, un travail d’adaptation, de compréhension et d’exploration constant permet d’adapter l’appareil démocratique « par nature expérimentale », aux réalités d’une société en perpétuelle recherche de son identité. Les ambitions populistes, sans pour autant abandonner leurs idéaux démocratiques, doivent se conformer aux normes de l’Etat de droit et accepter « d’élargir la démocratie pour lui donner corps ». Il en est de même pour les modes d’expression, relatifs à un « mal-représentation », il faut dépasser le mode d’expression électorale.
Au-delà des élections démocratiques, l’exercice du pouvoir exécutif doit lui aussi être soumis à des critères démocratiques. L’auteur expose l’idée d’une démocratie interactive, favorisant une meilleure représentation entre les représentants et représentés, ou encore la « représentation narrative » prenant en compte toutes les conditions et les situations sociales.
Il faut conceptualiser des voies nouvelles « pour repenser l’action citoyenne et les institutions démocratiques » afin de palier un défaut de la démocratie. De la démocratie d’exercice, doit émerger la démocratie d’appropriation. L’auteur affirme justement que « le pouvoir n’est pas une chose mais une relation » dont le lien entre représentants et représentés doit être entretenu. Intervient alors la démocratie de confiance, reposant sur des « bons gouvernants » avec des qualités personnelles particulières appliquées tant au pouvoir exécutif qu’aux institutions non élues. Ce dérivé de démocraties témoigne de la complexité du progrès démocratique, qui est par essence, un questionnement permanent accompli qu’au prix de nombreux efforts, sans lesquels le populisme ne perdra pas de son attrait.
Pour l’auteur, il faut réenchanter la démocratie mais pas n’importe quelle démocratie, celle renvoyant à des « idéaux de solidarité et de bienveillance », permettant à chaque individu de se sentir représenté et reconnu.
Pour aller plus loin :
[1] Replay – Forum du Futuroscope 2022, table ronde 1 : « Les ruptures politiques : la fin du cycle libéral ? »
Note de lecture : « Le Peuple contre la démocratie » – Yascha MOUNK
Note de lecture : La grande expérience : « Les démocratie à l’épreuve de la diversité » – Yascha MOUNK
Brève d’information : « Etat des lieux de la démocratie dans le monde«
Marie GUILLOTIN, Chargée de Mission, Fondation prospective et Innovation
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