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#Chine, Multilatéralisme

BILLET : « Ombres chinoises »

18 mars 2022

Par Claude ALBAGLI, Président de l'Institut CEDIMES

Ombres chinoises

Plus de 2,6 millions de réfugiés au 19ème jour de guerre. L’entrée des troupes russes en Ukraine place l’Europe en état de sidération, la renvoyant aux temps des revendications des Sudètes (1938). L’Union européenne avait fait de la Paix son identité, le traitement de différends par les armes renvoyait à un passé révolu, un présent impensable. Et pourtant, huit armées convergent aujourd’hui vers Kiev : les stratèges auscultent les réactions occidentales. Le conflit ne serait-il pas à double détente ? La gestion de la crise ukrainienne n’aura-t-elle pas des effets sur les menaces pesant sur Taïwan ? Le 26 février, le destroyer lance-missiles USS John Finn navigue dans le Détroit contesté de Taïwan. Après la retraite confuse d’Afghanistan, un vent d’affaiblissement ne flotte-t-il pas sur les Etats-Unis ? Une réaction occidentale trop timide ancrerait ce jugement sur les deux théâtres. Avec une détermination inattendue, l’Europe et l’Alliance atlantique décident des sanctions économiques fortes, même si minutieusement ciselées, pour éviter tout face à face entre soldats russes et l’OTAN.

Mais pendant que la nation ukrainienne mobilisait son peuple pour résister, les Nations Unies avec 141 pays sur 193 condamnaient le 2 mars, l’invasion russe et « exigeaient que la Russie cesse immédiatement de recourir à la force contre l’Ukraine ». La Russie ne parvenait qu’à regrouper 5 votes « contre » avec des pays affidés (Erythrée, Syrie, Corée du Nord, Biélorussie). Mais à regarder de plus près, la mobilisation internationale n’était pas si éclatante, les populations des pays abstentionnistes regroupaient la moitié de l’humanité. Le signal de la communauté internationale gardait sa part d’ambiguïté…

Dans la troisième semaine de conflit, et déjà un cortège impressionnant de morts et de destructions, une crise économique internationale se profile. Les sanctions décidées par l’Europe et les Etats-Unis provoquent une chute vertigineuse de la cotation du rouble amputé de moitié et les incertitudes du conflit entrainent de vives tensions sur les marchés des matières premières comme un emballement des cours du gaz et du pétrole dont la Russie est le 3ème producteur mondial (10 millions de barils/jour). Un troisième choc pétrolier menace. Certes la hausse n’atteint ni le quadruplement de 1973 (de 3 à 12 $), ni le triplement de 1979 (de 12 à 36 $), mais l’envolée d’un baril à près de 140 $, provoque déjà un surcoût bien plus considérable. La stagflation s’affiche dans l’horizon conjoncturel avec un contexte de surendettement généralisé pour cause de Covid.

L’Union européenne a tenté avec la présidence française, de peser sur l’inéluctable. Mais le volontarisme de la France bien que démultipliant les initiatives, est resté sans effet, Moscou la classe ostensiblement dans les nations hostiles, affaiblissant les tentatives de médiations. Les sanctions économiques des Occidentaux sont de plus en plus sévères, mais l’Union Européenne dont notamment l’Allemagne, peine à se couper d’une addiction aux ressources énergétiques russes. Un plan décidé à Versailles le 10 mars, prévoit de s’en extirper d’ici cinq ans, autant dire les calendes grecques pour les Ukrainiens. Mais après avoir, au début du conflit, scruté la Chine et son alliance avec la Russie, voici qu’elle pourrait se placer au cœur des médiations. Car les envolées des cours des matières premières et des produits énergétiques frappent directement l’économie chinoise dont les besoins sont immenses et les ressources insuffisantes. C’est à cette fin qu’à partir de 2013, les ramifications planétaires des Routes de la soie furent lancées. Elles avaient pour but, non d’accroître des exportations disposant déjà de canaux efficients, mais d’assurer la captation indispensable de ressources minières et énergétiques pour son marché intérieur (Cf. ouvrage « Les routes de la soie ne mènent pas où l’on croît… »). Après le choc des subprimes (2008), la Chine ne voulait plus dépendre des aléas de la conjoncture internationale. A défaut de vouloir rapatrier les industries comme les Occidentaux après le Covid, la Chine décidait de recentrer sur son territoire, le cœur de ses intérêts, basculant d’usine du monde à marché intérieur. Or, les hausses des cours viennent contrecarrer ses intérêts fondamentaux, non seulement, en absorbant ses devises pour l’acquisition des ressources naturelles, mais en menaçant son économie d’une stagflation. Cela ne peut être envisagé par Beijing : une croissance entravée pourrait rendre aussi insupportables, les écarts de richesse encore tolérables en phase dynamique et être source de grands désordres. L’analyse n’est pas remise en cause par la demande russe d’aide militaire et économique selon des sources américaines et la réaction immédiate chinoise qui dénonce l’information et insiste sur la nécessité absolue « d’un refroidissement de la situation actuelle ».

Voici de bonnes raisons pour que la Chine tente d’apaiser les ardeurs belliqueuses de son allié. Ses liens privilégiés lui donnent autorité pour tenter l’apaisement dans un contexte où les répercussions d’une flambée des prix des produits primaires heurtent ses intérêts. Les préjudices sur l’économie chinoise et le souci russe de tenir compte de son seul allié offrent une fenêtre de négociations susceptible de sortir la Russie d’un fourvoiement, d’apaiser les tensions du continent européen et de renforcer la Chine sur la scène internationale. Reste à savoir quand les dommages sur son économie seront jugés suffisamment critiques pour qu’ils rendent l’initiative indispensable.

 

Claude ALBAGLI, Président de l’Institut CEDIMES

 

 

Pour aller plus loin : UN LIVRE, UN AUTEUR – « Les routes de la soie ne mènent pas où l’on croit… » de Claude ALBAGLI

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