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A PROPOS DES ELECTIONS AU PORTUGAL (10 MARS 2024)

15 mars 2024

par Philippe COSTE, Ancien Ambassadeur

  • Le paysage politique portugais est bouleversé par l’émergence d’une troisième force politique, Chega.
  • Les élections législatives se distinguent par un taux de participation record, corrélé à la percée de l’extrême droite.
  • Ce premier scrutin européen de l’année 2024 laisse présager une victoire des partis populistes aux élections européennes de juin.

 

Depuis la « révolution des œillets » de 1974, la vie politique portugaise a été rythmée par l’alternance entre deux partis dominants, le Parti socialiste à gauche et l’Alliance Démocratique à droite. Ces dernières années, ce sont les socialistes qui gouvernaient à Lisbonne… jusqu’à ce qu’un scandale de corruption mettant en cause son entourage direct n’oblige le Premier ministre à démissionner, provoquant ainsi des élections anticipées. C’est dans ces circonstances que s’est déroulé le scrutin, le 10 mars dernier. Ses résultats sont riches d’enseignements pour l’ensemble du continent.

Le Parti Socialiste a subi un vote sanction sévère puisqu’il tombe de 41,7 à 28,7% des voix, ce qui va réduire sa représentation de 120 à 75 députés dans une Assemblée qui en compte 230. Pour autant, cette fois, ce n’est pas vraiment l’opposition de droite modérée qui en profite, comme c’était le cas précédemment dans ce pays dominé par le bipartisme, car si elle arrive en tête ce n’est qu’avec 29,5% des voix et 77 sièges, bien moins que ce que lui laissait espérer les sondages et bien moins que ce qui est nécessaire pour former et faire vivre un gouvernement. Au bout du compte, c’est un tiers parti qui fait figure de vrai vainqueur de la journée, Chega, une formation d’extrême droite tout juste apparue en 2019 et qui réalise en deux ans une progression accélérée : de 7 à 18% des voix et de 12 à 46 sièges.

L’irruption de Chega choque d’autant plus qu’on pouvait croire le Portugal vacciné contre ce genre d’expérience après un demi-siècle ou presque de salazarisme, la dictature fasciste qui avait maintenu le pays sous l’éteignoir de 1926 à 1974. Pour expliquer pareille surprise, l’affaire de corruption a certainement joué son rôle, mais aussi la poussée de l’immigration et de l’insécurité, ainsi que la dégradation des services publics et la baisse du pouvoir d’achat, autrement dit, des problèmes qui se rencontrent à travers toute l’Europe. Plus généralement, c’est aussi la sanction de l’énergique politique d’austérité qui a permis de sortir le Portugal de la situation économique très détériorée qu’il avait traversé au lendemain de la crise des subprimes : redressement brillamment réussi, avec le soutien résigné de la population, mais qui n’a pas manqué de laisser quelques traces.

A l’heure où ces lignes sont écrites, Chega insiste pour participer à un gouvernement conduit par le chef de l’Alliance Démocratique. Ce dernier, considérant Chega comme un parti raciste et xénophobe, a constamment, durant la campagne, rejeté tout rapprochement de cette nature et maintenant, dans la situation compliquée qui sort des urnes, entend s’en tenir à cette ligne, ne serait-ce que par respect et loyauté vis-à-vis des électeurs. Le Parti socialiste l’encourage dans cette voie en laissant entendre qu’il pourrait s’abstenir lors des votes clés pour la formation du gouvernement.

Quoi qu’il en soit, le Portugal est bel et bien entré avec les élections du 10 mars dans une zone de turbulence mais aussi de remise en cause. Un débat s’est maintenant élevé qui va sans doute dominer pour longtemps, ici aussi, la vie politique du pays. La participation électorale record (pas plus de 33 % d’abstention) témoigne que Chega a su attirer aux urnes des électeurs qui ne votaient pas auparavant. Il faut sans doute en tenir compte, reconnaître que les partis traditionnels n’ont peut-être pas su traiter certains problèmes. Chega mérite-t-il vraiment d’être diabolisé ? Ses excès de langage ne recouvrent-ils pas une inquiétude réelle qui mérite d’être écoutée et entendue ? Le Portugal a développé depuis un demi-siècle une culture de négociation permanente et de compromis. Dans des circonstances renouvelées, celle-ci va se trouver à nouveau mise à l’épreuve.

Vu à l’échelle du continent, le vote portugais apporte un nouveau témoignage de la montée des partis d’extrême droite à travers toute l’Europe. Actuellement, l’extrême droite est à la tête des gouvernements italien et hongrois. Ailleurs, ce courant politique participe à l’exécutif finlandais et slovaque. Il apporte son soutien sans participation à celui de la Suède. Il pourrait également faire son entrée dans un gouvernement néerlandais toujours en cours de négociation. Ailleurs encore, il est en embuscade : Rassemblement National et Reconquête ! en France, Alternative für Deutschland en Allemagne, PIS en Pologne, Parti de la Liberté (FPÖ) en Autriche, Aube Dorée en Grèce, Vox en Espagne, EKRE en Estonie, Ataka en Bulgarie… En somme, il n’y a plus en Europe que deux pays qui se tiennent (encore ?) à l’écart de ce mouvement : l’Irlande et Malte.

Au-delà des scores électoraux de l’extrême droite, les idées populistes où elle puise une bonne part de ses thèmes de campagne s’infiltrent progressivement au sein des opinions. Elles influencent d’ores et déjà une part croissante des électorats modérés et « toxifient » les débats sur l’immigration, la violence urbaine, voire la détérioration du pouvoir d’achat ou les problèmes de logement, en y introduisant, et y donnant droit de cité, à des discours sommaires, simplistes voire carrément faux. Les partis modérés, ne serait-ce que pour retenir leurs électeurs de l’attraction que pourrait exercer sur eux les sirènes extrémistes, ne sont pas indemnes de cette contagion car ils ont tendance à s’aligner sur le cadre idéologique de l’extrême droite.

Aux élections qui doivent renouveler le Parlement européen, en juin 2024, les différents partis de la droite dure ont toutes les chances de tirer les bénéfices de cette évolution. On s’attend à ce que leur représentation passe de son niveau actuel de 20% des sièges aux alentours de 25% dans le prochain Parlement, voire au-delà. Ensemble, ils pourraient même en avoir plus que le Parti Populaire Européen qui domine l’assemblée depuis des décennies, position qui lui permet d’obtenir traditionnellement que le Président de la Commission sorte de ses rangs.

On n’en est néanmoins pas là car l’extrême droite européenne est profondément divisée. Les partis qui la représentent se répartissent au Parlement entre deux groupes politiques, Identité et Démocratie (ID) d’une part, et Conservateurs et Réformistes Européens (CRE) d’autre part. Le premier comprend notamment le RN de Marine Le Pen, l’AfD allemande, la Lega italienne et le FPÖ autrichien, tandis que le second se compose plutôt de partis eurosceptiques, dont le PIS polonais, et auquel Reconquête ! d’Éric Zemmour et Marion Maréchal vient de s’affilier.

Il faut toutefois s’attendre à ce que la vague populiste ait des effets non négligeables sur l’orientation de la Commission. Inévitablement, plusieurs commissaires viendront de l’extrême droite. Ursula von der Leyen elle-même, candidate à sa succession désignée comme telle par le PPE, risque fort, pour passer l’épreuve du Parlement, de devoir ajouter au soutien de la droite modérée et des centristes qui l’ont élue précédemment, celui d’une frange au moins des partis de droite dure. Clairement, elle se prépare d’ores et déjà à ce grand écart. Qu’elle parvienne à le réaliser est une autre histoire.

 

Par Philippe COSTE

Ancien Ambassadeur

 

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