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LA FORTE EXPANSION DU TRES AUTORITAIRE « MODELE BUKELE »

8 mars 2024

par Emile DERIEUX, chargé de mission

Nayib Bukele, Président du Salvador.
  • Depuis 2019, le Salvador est gouverné par Nayib Bukele, un président démocratiquement élu qui a imposé un modèle autoritaire et policier.
  • Face à l’efficacité de ce modèle au Salvador, nombreux sont désormais les pays d’Amérique latine à souhaiter le mettre en place.
  • Cette tendance est particulièrement préoccupante pour l’avenir de la démocratie dans cette région du monde.

 

Le 4 février dernier, la République du Salvador a réélu le président en exercice Nayib Bukele, à plus de 85%, bien que cela soit historiquement contraire à la Constitution du pays qui interdit les seconds mandats. Avant d’accéder à la présidence du pays en 2019 à la tête de la Grande Alliance pour l’Unité Nationale (GANA), un parti conservateur classé au centre droit, Bukele a été maire de Nuevo Cuscatlán de 2012 à 2015, puis de San Salvador, la capitale, de 2015 à 2018.

Durant son premier mandat, sa politique s’est caractérisée par une orientation sécuritaire, plaçant la lutte contre les gangs et la criminalité au rang de priorité absolue. Ce tournant s’est cependant opéré au détriment des aspects sociaux, économiques, sociétaux et diplomatiques. Par ailleurs, celui qui se présente volontiers comme « le dictateur le plus cool du monde » a instauré un véritable autoritarisme au sein de son pays.

 

Retour sur l’ascension d’un modèle autoritaire

Le Salvador, plus petit pays du continent américain (21 000 km²), compte une population estimée à plus de six millions d’habitants. Ancienne colonie espagnole, le Salvador a été marqué par des régimes dictatoriaux ou militaires de 1931 à 1992. Entre 1980 et 1992, une guerre civile a opposé l’extrême droite aux guérillas marxistes (plus de 100 000 morts), marquant une période d’instabilité qui a plongé le Salvador dans une situation de grande pauvreté, exacerbée par une crise de la criminalité incontrôlée. Tirant profit de ce marasme, des gangs tels que MS-13 et Mara 18 pour les plus connus ont ensuite pu prospérer, et ce à tel point que le Salvador est devenu le pays avec le taux d’homicides le plus élevé au monde en 2015 (à l’exception des zones de guerre) : plus de 6000 meurtres, soit 108 pour 100 000 habitants (cent fois plus qu’en France).

La stratégie de lutte contre la criminalité de Nayib Bukele s’est déroulée en deux phases distinctes. Dans un premier temps, de 2019 à 2020, il a conclu des accords secrets avec les Maras. Cependant, cette coalition s’est effondrée, et les 25, 26 et 27 mars 2022, le Salvador a enregistré 87 meurtres. En réponse, Bukele a déclaré l’état d’urgence, marquant ainsi la seconde phase de lutte. Cette mesure, toujours en vigueur, confère des pouvoirs étendus à l’armée et à la police, et suspend de nombreux droits civils et juridiques. Dans les jours qui ont suivi, plus de 9 000 « terroristes » (terme employé par le Président), ont été arrêtés et emprisonnés, portant à plus de 100 000 le nombre total de détenus, soit près de 2% de la population adulte du pays. De nombreuses prisons ont été construites, dont le célèbre Centre de confinement du terrorisme, qui héberge plus de 40 000 détenus dans des conditions extrêmement difficiles, ayant pour but d’être « la plus grande prison d’Amérique ».

Ce modèle politique autoritaire, caractérisé par une répression policière et militaire, a produit des résultats certains : en 2023, le taux d’homicides est tombé à 2,4 pour 100 000 habitants, faisant du Salvador l’État le plus sûr d’Amérique centrale. Cependant, il convient de nuancer cette réussite, car les chiffres officiels ne prennent pas en compte les corps découverts dans les fosses communes, ni les enlèvements et les disparitions, qui sont en augmentation. De plus, cette quête de sécurité et cette politique de « mano dura » se fait au détriment des droits humains. Selon les ONG, environ 25% de la population carcérale est innocente. L’ONG Socorro estime à 220 le nombre de décès en détention en 2022 dans le pays. En outre, de nombreux cas de torture ont été signalés, ainsi que l’absence de procès équitables, des conditions de détention très dures, voire inhumaines, et bien souvent arbitraires, des arrestations et des condamnations pour des motifs futiles, etc.

 

Un modèle plébiscité à l’international

Sur la scène internationale, le « modèle Bukele » est régulièrement dénoncé par des pays comme les États-Unis ou des ONG. Pourtant, ce modèle autoritaire jouit d’une grande popularité au sein même du Salvador, ainsi que dans de nombreux pays d’Amérique du Sud et centrale, en particulier dans les partis de droite et d’extrême droite. Cette popularité découle en grande partie d’une intense campagne de propagande orchestrée à la fois par lui-même et son gouvernement, largement diffusée sur les réseaux sociaux et dans les médias. De surcroît, bon nombre de ses partisans l’idolâtrent, ce qui alimente la diffusion de son image et de son « soft-power » sécuritaire de manière significative. De ce fait, le modèle Bukele est de plus en plus plébiscité par les classes dirigeantes et le peuple comme un exemple à suivre dans la région.

Progressivement, c’est le principe même de l’Etat de droit qui est de plus en plus remis en question, laissant craindre une dérive autoritaire par mimétisme en Amérique du Sud. Lorsque l’on voit Bukele lui-même annoncer que le Salvador « sera bientôt un modèle de sécurité [qui] sera reproduit », il faut avouer que ces craintes sont quelque peu fondées. En effet, l’Amérique latine est la région du monde affichant le taux de criminalité le plus élevé, avec plus de vingt assassinats pour 100 000 habitants, un chiffre en hausse constante. Cette situation est surtout due à la hausse du trafic de cocaïne et d’armes.

Malgré quelques échecs dans certains pays qui ont adopté ce modèle, ce dernier continue d’inspirer. Cette tendance autoritaire est d’autant plus préoccupante que de nombreux pays d’Amérique latine organisent des élections en 2024, dont notamment le Panama, la République dominicaine, le Mexique et l’Uruguay. Dans ces pays où la violence et la sécurité sont des préoccupations majeures pour les citoyens, les candidats politiques pourraient être tentés de s’aligner sur Bukele et ses politiques dans leurs discours de campagne, en raison de son succès dans la réduction des crimes violents et de l’amélioration de la sécurité, tout en maintenant un fort taux d’approbation. Ceux qui aspirent à des ambitions politiques espèrent ainsi gagner des partisans en montrant à quel point ils lui sont similaires.

 

Coups de projecteur sur certains pays adeptes

Les exemples de marques de soutien et d’admiration publiquement affichées sont nombreuses. Au Pérou, le premier vice-président du Congrès a affirmé : « Nous avons besoin d’au moins deux Bukele ». Le maire d’extrême-droite de Lima vantait quant à lui « le miracle Bukele ». Au Guatemala, pas moins de trois candidats à la présidentielle d’extrême droite, dont Zury Rios, avaient promis de s’inspirer du modèle salvadorien. Sandra Torres a notamment déclaré qu’elle « envisage de mettre en œuvre les stratégies du président Bukele ».

L’un des exemples les plus médiatiques et actuels est celui de l’Équateur, où le taux d’homicides a doublé ces dernières années. En ce début 2024, le pays est secoué par une guerre civile interne entre les gangs et les autorités étatiques. Pour infléchir la tendance, le gouvernement actuel semble vouloir suivre le modèle de son homologue salvadorien : un état d’urgence a été déclaré pour faire face à la situation et la répression policière s’avère être la principale réponse à ce chaos. Des « méga-prisons » sont construites, les détentions sont abusives et aucune issue politique n’est proposée. Il convient de rappeler que dès 2022, la mairie de Guayaquil, plus grande ville du pays, avait demandé au président de « copier » la politique de Nayib Bukele pour faire face à l’insécurité croissante.

Par ailleurs, ce « modèle Bukele » a déjà inspiré de nombreuses politiques sud-américaines :

  • Au Chili, le député de droite Gaspar Rivas s’est autoproclamé le « nouveau Bukele» après avoir présenté un projet de loi visant à renforcer les mesures préventives contre les délinquants le 3 août 2022. Cette initiative a d’ailleurs séduit l’extrême droite chilienne, mais n’a finalement pas été votée.
  • Au Honduras, malgré son positionnement politique de gauche et son opposition de longue date à la militarisation du maintien de l’ordre, la présidente Iris Xiomara Castro, a décrété l’état d’urgence le 25 novembre 2022 afin de mener, à l’instar de son voisin, une « guerre contre l’extorsion» menée par les gangs. Xiomara Castro avait précisé que cette mesure permettrait à la Police Nationale de « proposer des états d’exception et de suspendre partiellement les garanties constitutionnelles dans les secteurs où cela est justifié », sans que cette mesure n’ait eu un impact significatif sur la criminalité.
  • Au Paraguay, le président de droite Santiago Peña, a admis s’être inspiré de Bukele en lançant, fin décembre 2023, une opération militaire dans une prison de Asunción. Cette initiative a été accompagnée de séquences de communications similaires à celles salvadoriennes montrant des humiliations infligées aux détenus.
  • Enfin, même le Costa Rica, traditionnellement considéré comme la démocratie la plus stable de la région, a choisi de considérer le Salvador comme « point de référence» pour faire face à une augmentation de 40 % des homicides en 2023. « Une période extraordinaire requiert des mesures extraordinaires », avait alors déclaré le président costaricain Rodrigo Chaves, issu du centre-droit, lorsqu’il a présenté sa nouvelle loi contre les groupes armés en novembre 2023.

La Colombie se distingue comme l’un des pays où la stratégie de Bukele trouve le plus grand écho. Dans ce pays, le candidat à la présidentielle Rodolfo Hernández a montré son admiration pour Bukele et s’est rendu au Salvador pour « étudier de première main la politique de Bukele ». Dans une récente interview, Diego Molano, candidat à la mairie de Bogotá déclarait : « Nous avons besoin d’une prison à Bogotá, une méga-prison pour détenir au moins trois milles criminels… Au Salvador, les criminels sont arrêtés, poursuivis et envoyés en prison. Mais en Colombie, les criminels et les terroristes sont en réalité récompensés et libérés. Le monde est sens dessus dessous ! ». Par ailleurs, la personnalité d’extrême droite María Fernanda Cabal, a également exprimé son admiration pour le président salvadorien. « Il va parfois trop loin, mais cela en vaut la peine », a-t-elle déclaré à El Pais.

 

Une approche qui ne séduit pas seulement les milieux politiques

Au-delà des influences politiques, l’impact de Nayib Bukele s’étend à la société civile. De nombreuses manifestations populaires favorables à sa personne au Honduras, au Guatemala et au Chili, ainsi que l’approbation des visites présidentielles salvadoriennes dans ces pays, témoignent de sa popularité. Lors des élections colombiennes de 2022, un sondage de Data Exco a révélé que 55 % des Colombiens préféreraient un président à l’image de Bukele. Le rapport Latinobarómetro de cette même année souligne une tendance inquiétante où moins de 50 % des citoyens colombiens soutiennent désormais la démocratie avant toute autre forme de gouvernement, avec une préférence croissante pour des solutions non démocratiques pour résoudre les problèmes. De plus, Bukele bénéficie d’une notoriété médiatique notable, comme en témoigne son inclusion dans la liste des personnes les plus influentes au monde établi par Time en 2021, aux côtés de figures telles que Narendra Modi et Donald Trump.

 

Conclusion

Pour l’instant, il convient de nuancer ce constat en soulignant que si le « modèle Bukele » est adopté, il ne le sera que dans une version « soft », en particulier dans des États comme le Costa Rica où les institutions sont plus fortes. En outre, ce modèle dépasse l’idée même des clivages traditionnels et tend à rassembler les populations et les milieux politiques de toutes obédiences autour d’une volonté commune de mettre un terme aux problèmes de sécurité récurrents. La dynamique actuelle laisse à penser que le « modèle Bukele » a de beaux jours devant lui.

 

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