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- Le BJP est historiquement issu d’une organisation créée en 1925, qui a longtemps été mise au banc pour avoir assassiné le Mahatma Gandhi.
- Depuis sa formation en 1980, le BJP a connu une lente ascension jusqu’à se hisser au sommet de l’État dans les années 2010.
- Fondant sa stratégique sur la revanche des hindouistes, Modi compte sur les élections pour parachever son projet de nation indienne uniquement hindoue .
Les élections dans la plus grande démocratie du monde se sont ouvertes le 19 avril et vont durer plusieurs semaines. Les résultats n’en seront connus que le 4 juin. Mais d’ores et déjà, on peut dire que les enjeux en sont exceptionnellement élevés. Aussi bien, alors que Modi est donné largement gagnant par tous les sondages, son parti, le BJP (Bharatiya Janata Party), ne cesse d’utiliser tous les moyens imaginables pour harceler une opposition déjà moribonde. La raison de cet acharnement est qu’il a besoin de beaucoup plus que d’une simple victoire. Il entend modifier en profondeur la société, en faire rien moins qu’une nation purement hindoue, où Chrétiens et Musulmans seraient exclus de la citoyenneté.
La lente ascension du parti hindouiste BJP
Pour bien comprendre ce dont il s’agit, il faut se souvenir que le BJP est issu d’une organisation créée en 1925, le RSS (Rashtriya Swayamsevak Sangh), inspirée elle-même du modèle fasciste italien, alors en vogue. Cette organisation a pris une part importante dans les débats qui se sont déroulés autour de l’indépendance de l’Inde mais elle a été marginalisée en 1948, quand l’un de ses membres a assassiné le Mahatma Gandhi. Le RSS s’est donc trouvé mis à l’écart de la vie politique du pays et notamment des discussions qui ont abouti à l’adoption de la Constitution de 1950. Il n’a donc pas été du tout impliqué dans l’organisation de l’Inde indépendante. Celle-ci doit l’essentiel de son inspiration au Parti du Congrès national indien (INC) de Jawaharlal Nehru, notamment l’esprit d’ouverture, de tolérance, l’obligation constitutionnelle faite à l’État d’assurer aux citoyens « la liberté de pensée, d’expression, de croyance, de foi et de culte » et la longue tradition des politiques de discrimination positive mises en œuvre en faveur des basses castes. Pendant soixante-cinq ans ou presque, cette philosophie a dominé la politique indienne.
Ce n’est que très progressivement que le RSS s’est remis à prendre part aux débats publics. De façon à y participer plus activement, il a créé en 1980 un parti politique, le BJP, lequel s’est fait le chantre d’un renouveau de l’hindouisme. Sur ce thème, le parti a connu un premier grand succès en arrivant en tête aux élections de 1998. Ainsi a-t-il pu placer l’un des siens, Atal Bihari Vajpayee, comme Premier ministre d’un gouvernement de coalition. À l’époque, celui-ci n’a pu toutefois donner sa pleine mesure, forcé qu’il était de compter avec ses partenaires de coalition, beaucoup plus modérés. Au surplus, Vajpayee était un homme discret, adepte du dialogue et du compromis alors que non loin de là, bientôt à la tête de l’État du Gujarat, laboratoire de l’Inde moderne, allait s’affirmer une personnalité montante beaucoup plus forte, un certain Narendra Damodardas Modi. Les choses ont en effet changé en 2014, lorsque le BJP, conduit par Modi, est revenu au pouvoir avec, cette fois, une majorité absolue des sièges à la chambre basse du Parlement.
La stratégie de Modi : la revanche des hindouistes
Modi est d’une tout autre trempe. Extrêmement travailleur, très astucieux, très habile communicant, il s’est rapidement montré nettement supérieur à ses homologues populistes tels que Donald Trump, Jair Bolsonaro ou Boris Johnson.
Le génie de Modi tient à ce qu’il soit parvenu à inscrire le retour à l’hindouisme – a priori une forme de repli identitaire appauvrissant – dans une vaste et enthousiasmante vision du renouveau indien. C’est ainsi qu’il parvient à faire entendre qu’après avoir souffert « douze siècles d’esclavage » aux mains des musulmans moghols et des chrétiens britanniques, le moment est maintenant venu pour les Hindous de retrouver leur fierté nationale et le complet contrôle de leur terre ancestrale. Précisément, ce renouveau est patent. Coïncidence ou pas, il se trouve qu’en effet, depuis dix ans, Modi apporte à son peuple le progrès économique et le rayonnement international du pays. Ses nombreux partisans constatent avec fierté qu’avec lui, l’Inde a dépassé son ancien colonisateur, le Royaume-Uni, pour devenir la cinquième économie du monde et qu’elle va bientôt rattraper le Japon et l’Allemagne. Prenant rang avec les États-Unis, la Russie et la Chine, elle a placé en août 2023 un engin sur la Lune. Quelques semaines plus tard, les chefs d’État et de gouvernement des vingt premières puissances de la Terre se sont rendus à New Delhi pour entourer celui qui s’est désigné comme le nouveau gourou du monde, et tout cela alors que le pays est en train de redécouvrir et de réaffirmer ses racines culturelles et son identité civilisationnelle.
Telle est la mise en scène du renouveau de l’hindouisme. En vérité, l’hindouisme est une religion fondamentalement pluraliste. Contrairement au christianisme ou à l’islam, elle ne dispose pas de texte saint comme la Bible ou le Coran ni de lieux de référence privilégiés comme Rome ou La Mecque, mais elle connaît beaucoup de dieux, beaucoup de styles de cultes et beaucoup de lieux saints. Mais aussi, alors que l’univers rituel de l’hindouisme est pluraliste, son système social est historiquement très inégalitaire, marqué par des groupes aux statuts hiérarchiquement définis, les castes qui, aujourd’hui encore, sont restées très étanches.
D’autre part, cette forme de renaissance a un prix, qui est la perte de la diversité. La relecture du passé va jusqu’à débaptiser les villes au nom musulman : un exemple parmi d’autres, Allahabad est ainsi devenue Prayagraj. Modi se met lui-même en scène d’une manière qui aboutit à faire le vide autour de lui. Le culte de sa personnalité paraît sans limites. Cela va de son effigie en carton placé dans les universités du pays pour permettre aux étudiants de se prendre en selfies à ses côtés, jusqu’aux innombrables défilés, processions, cérémonies, en général d’inspiration hindouiste, dont il est le centre sous le regard appuyé des caméras de télévision. Sa personnalité écrase celle de ses ministres qui ont aujourd’hui perdu toute autonomie. Le Parlement, où les débats jadis enrichissaient souvent le travail législatif, est devenue une chambre d’enregistrement. Des députés de l’opposition ont été suspendus par dizaines pour avoir demandé que le Premier ministre s’explique sur des sujets délicats comme par exemple les conflits ethniques. Les opposants font couramment l’objet de raids fiscaux. Même chose pour la presse, même chose pour les universités, etc. Plus encore, depuis dix ans, le gouvernement s’applique à saper l’autonomie des États fédérés qui échappent au BJP en cherchant à y généraliser l’usage de l’hindi, en s’efforçant d’imposer jusque-là le culte de sa personnalité et en travaillant à y étendre les pouvoirs juridiques et financiers de l’État central.
Des élections dont dépend le sort des minorités indiennes
Une politique de discrimination systématique s’est donc mise en place avec une série de législations favorisant les hindous au détriment des chrétiens et des musulmans. Aujourd’hui, à la veille du 100ᵉ anniversaire de la création du RSS, le véritable enjeu des élections est de savoir si Modi obtiendra la majorité qualifiée lui permettant de passer à l’étape supérieure et d’instituer une forme douce d’épuration ethnique en instaurant un « registre national des citoyens », dont pourront être écartés chrétiens et musulmans. Pour y parvenir, il faudrait modifier la Constitution, c’est-à-dire obtenir une majorité des deux tiers dans chacune des deux chambres. D’où la campagne acharnée menée par le BJP qui n’hésite pas à recourir aux pires excès pour atteindre ses objectifs.
Narendra Modi ne rencontre guère d’obstacle. Au plan national, l’opposition est très éclatée. Le seul parti important, celui du Congrès, mené par Rahul Gandhi, est dénigré comme un repaire d’héritiers contrastant avec le BJP de Modi, le self made man tout entier dévoué à son seul peuple. Au plan international, il bénéficie à plein de l’effet repoussoir de Xi Jinping dont la politique agressive inquiète les pays Occidentaux et les pays de la région. Avec la première population et la cinquième économie de la planète, avec ses moyens militaires appréciables, l’Inde fait figure de contrepoids idéal à la Chine. Modi peut bien vider la démocratie de sa substance, faire célébrer sans vergogne le culte de sa personnalité, acheter à tour de bras des hydrocarbures à la Russie, et même prêter la main à des assassinats ciblés au Canada ou aux États-Unis, on passe tout à celle qui reste sur le papier la première démocratie du monde.
Philippe COSTE
Ancien Ambassadeur
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